- Constable Tyler, quand j'aurai besoin de votre avis, je vous le demanderai... Vu ? Pardonnez-moi, gentlemen, cette interruption due au trop grand zèle d'un fonctionnaire entretenant des liens d'amitié quasi fraternelle avec une suspecte... Gentlemen, il est malheureusement exact que Ken Benalder soit parti dans un monde meilleur...

Jefferson McPuntish eut un hoquet qu'il ne put réprimer à temps, tellement il se montrait attentif.

—  ... Pourquoi Ken nous a-t-il quittés ? Com
ment s'y est-il pris ? C'est là le drame. Sans tra
hir mon devoir, je pense pouvoir vous confier
que Ken est mort parce qu'il gênait quelqu'un...
Ce quelqu'un, il ne m'appartient pas, et vous
l'admettrez aisément, de vous en révéler l'iden
tité... Je soulignerai simplement qu'il est jeune,
éperdument amoureux d'une personne qui s'est
vouée à un autre, la victime en l'occurrence,
enfin, que dans un établissement réputé des
environs de Callander, il joue un rôle important
auprès de la jeunesse, par le métier qu'il exerce.

Frétillant de plaisir, Pettifogger s'exclama :

—  George Macosquin !

Archibald affecta une mine papelarde :

—  Chacun est libre d echafauder des hypo
thèses...

Le pasteur interrogea le policier :

—    Savez-vous où le meurtre a eu lieu ?

—    Disons que je m'en doute.

—    Où est le corps ?

—    Même réponse.

McPuntish, vibrant de haine, déclara :

—    On répète, en ville, que Macos... pardon ! que l'assassin n'aurait pas agi seul ?

—    Nous sommes, en effet, à peu près convaincus qu'il a été aidé — au moins pour l'enfouissement du cadavre — par une femme.

Le pasteur gémit :

—  Une femme ! Seigneur, viens au secours de
cette perverse !

Pettifogger, l'œil brillant, exulta :

—  Je suis sûr que vous n'ignorez pas de qui
il s'agit ?

McClostaugh sourit, protecteur :

—  Vous voulez me tirer les vers du nez,
Mr Pettifogger... Ne comptez pas que vous pour
rez me rouler... Toutefois, pour vous démontrer
que je ne parle pas dans le vide, et de plus que
je n'essaie pas d'abuser votre crédulité...

Ces dernières paroles soulevèrent un murmure de protestations polies.

—  ... je soulignerai que cette femme, au seuil
du troisième âge, a des cheveux couleur carotte,
qu'elle a un caractère impossible et qu'elle res
semble plus à une sarigue furieuse qu'à un être
humain.

D'une même voix, McPuntish et Pettifogger approuvèrent :

—  C'est bien elle !

Le pasteur crut qu'il devait à sa fonction de protester :

—  Allons, mes frères, et la charité chrétienne,
qu'en faites-vous ?

Ils n'en faisaient rien et partirent en se frottant les mains.

Les policiers restés seuls, Tyler remarqua, au bout d un moment :

—    Je ne vous savais pas riche, sergent.

—    Riche ? Qu est-ce que c est que cette nouvelle ineptie ?

—    Ineptie ?... Je le souhaiterais pour vous.

—    Videz votre sac, Sam !

—    Eh bien ! Avec ce que vous avez raconté à ces trois guignols, il y a de quoi vous attaquer en diffamation pour un sacré paquet de livres sterling.

—    Moi ? Elle est raide, celle-là ! Je n'ai rien révélé, enfin presque rien !

—    Presque rien, en effet, vous avez simplement accusé George Macosquin d'assassinat, et miss Imogène McCarthery de complicité de meurtre.

—    Vous avez trop d'imagination, Tyler.

—  C'est la première fois qu'on me le dit.
Oubliant Sam et ses intempestives réflexions,

McClostaugh se mit à rédiger le rapport destiné au superintendant Copland. Archibald préférait se servir de ses muscles que de sa tête, aussi ce lui fut une épreuve pénible. Il s'appliqua, cependant, à prouver que la jalousie devait être le mobile du crime, Macosquin aimant à la folie miss Woolpit qui, elle, se voulait fidèle à Ken Benalder, son fiancé. Le crime avait vraisemblablement eu lieu au cottage appartenant à Macosquin et, sans doute, le corps de la victime avait-il été enterré dans le jardin du meurtrier, aidé, sans doute, par miss McCarthery, soucieuse de marier l'assassin et miss Woolpit. Or, miss McCarthery est une personne qui, lorsqu'elle désire quelque chose, finit par l'obtenir en usant de n'importe quels moyens. Archi-bald hésita à parler de Tyler, mais se rappelant que le constable avait appelé le docteur pour le soigner, il n'en fit rien.

Il était près de midi quand McClostaugh eut achevé sa tâche. Il se sentait si fier d'être arrivé au bout de son pensum qu'il voulut absolument donner lecture de ses travaux à Tyler. Le constable écouta et, lorsque son supérieur réclama son avis, il répondit tout uniment :

—    Si vous avez vu juste, chief, votre avancement est dans ce rapport... Si vous vous êtes trompé, je n'aimerais pas me trouver à votre place.

—    Tyler, répétez-vous ceci : la différence entre le gradé et l'homme de troupe, c'est que le premier assume des responsabilités que le second serait incapable d'assumer.

—    Peut-être parce qu'on ne le lui demande pas.

—    Ça revient au même, non ?

—    En tout cas, je ne comprends pas que vous vous acharniez contre miss McCarthery.

—    Vous ne comprenez vraiment pas, Sam ? Auriez-vous déjà oublié qu'hier, elle a failli me tuer ?

—    Vous l'injuriez, chief !

—    Parfait ! Trouvez-lui des excuses ! Quoi qu'il en soit, lorsqu'elle sera derrière les barreaux, ma vie sera nettement plus agréable.

—    Le croyez-vous ?

—    Et comment !

Le constable secoua la tête avec tristesse.

—  Moi qui étais persuadé que vous l'aimiez,
au fond.

Le visage du sergent vira, d'un coup, du pourpre clair au violet franc.

—    Vous... vous foutez de moi, Tyler ?

—    Je ne me permettrais pas, chief... mais puisque toute la ville en est convaincue.

—    Encore un coup de cette damnée femelle ! L'aimer ? Moi ! Tyler, je vous jure que si je pouvais lui serrer le cou, à ce dragon des Highlands, rien ne me ferait la lâcher qu'elle n'ait rendu le dernier soupir !

—    Freud vous dirait, cher Archie, qu'un pareil serment n'est que le trompe-l'œil d'une tendresse n'osant se déclarer.

Cette fois, la figure de McClostaugh passa du violet au blanc. Il gémit :

—  Ce n'est pas possible...
Il attrapa le bras de Tyler :

—  Sam, dites-moi que ce n'est pas possible...
qu'elle n'est pas là !

Il n'attendit pas la réponse du constable pour se retourner et voir miss McCarthery sur le seuil. Elle lui sourit :

—  Bonjour, Archie...

Le sergent ferma les yeux et serra si fort le plateau de son bureau que les jointures de ses doigts en pâlirent. La mâchoire contractée, il éructa :

—    Foutez le camp !

—    Oh ! Archie, est-ce ainsi qu'on parle à la Dame de ses pensées ?

Le policier porta ses poings fermés à ses tempes et cria :

—  Qu'elle se taise, Tyler ! Qu elle se taise ou
je ne réponds plus de rien !

Sam s'approcha de l'Écossaise.

—   Vous l'avez entendu, miss Imogène ? Il serait plus sage de vous retirer.

—   Et vous vous imaginez que je suis venue de chez moi pour le seul plaisir de contempler cet hurluberlu avant de m'en retourner ?

—   Alors, qu'est-ce que vous voulez ?

—   Dire ceci au gorille vous servant de chef : qu'il arrête de se répandre en propos aussi injurieux qu'imbéciles au sujet de la prétendue mort de Ken Benalder. En agissant comme il le fait, il va s'attirer de très, très gros ennuis. À cause de ses bavardages inconsidérés, le directeur du collège a déjà prié George Macosquin de se mettre en congé, les enfants ne pouvant être confiés à un homme soupçonné de meurtre. Heureusement que l'esprit de Joyce Woolpit vacille dès qu'il est question de Ken, sans cela elle aurait mis George à la porte. Quant à moi, si votre crétin de sergent continue à baver des calomnies sur mon compte, je le calotte en pleine rue !

McClostaugh ricana :

—   Vous me fourniriez ainsi un beau et bon motif pour vous arrêter !

—   Parce qu'il ne vous vient pas à l'esprit que mes amis pourraient s'opposer à votre arbitraire ? Au moins celui dont vous avez volé la femme !

Tyler n'eut que le temps de ceinturer le sergent et le maintenir jusqu'au moment où Imogène eut refermé la porte derrière elle.

Au Fier Highlander, la vie devenait insupportable pour Margaret Boolitt depuis la constatation de l'incompréhensible faiblesse d'Elizabeth McGrew pour McClostaugh. Non seulement ce monstre de William McGrew arguait de son malheur et de son besoin d oublier pour se remplir de whisky, mais encore Ted, l'époux de Margaret, ne cessait de la harceler de remarques du genre « Qui aurait cru ça d une femme d apparence si vertueuse ? » ou bien « Vous vous rendez compte, Margaret, quelle créature est votre meilleure amie ? » ou encore « On dit : qui se ressemble s assemble. Auriez-vous l'intention de m'en faire porter, Margaret, malgré votre poitrine de souris et votre derrière de musaraigne ? » Et tout ceci avec des mines hypocrites qui vous soulevaient le cœur. Le pire était quand les trois veuves venaient boire leur gin journalier. Elles regardaient McGrew d'un air apitoyé, en dépit du sort qu'il leur avait infligé. Les veuves aimaient à pardonner, sauf à Elizabeth qui avait trahi leur confiance en nouant une intrigue amoureuse sans les avertir. Les trois femmes soupiraient aux oreilles de Margaret :

—    Cette Elizabeth, je lui aurais donné le Bon Dieu sans confession !

—    On ne saurait se fier à l'eau qui dort, nous avons eu tort de l'oublier.

—    C'est toujours ceux en qui l'on croit le plus qui vous déçoivent...

À ce chapelet de regrets et d'amertumes longuement rabâché, Margaret opposait la foi indestructible du charbonnier :

—  Dites ce qu'il vous plaira, croyez ce que
bon vous semblera, moi, je sais qu'Elizabeth
est sans reproche et que McClostaugh est un
honnête homme ! Nous sommes en présence
d une machination montée par McGrew et cette
Imogène !

Sa conviction ébranlait les certitudes de Mmes Fraser, Plury et Sharpe. Ces dames hésitaient, toutefois, à changer de camp pour ne point être accusées de soutenir le vice contre les règles de la morale conjugale. Tandis qu elles oscillaient entre les décisions à prendre, McClostaugh entra et, sans saluer personne, s'en fut s'accouder au comptoir où il pria Mar-garet Boolitt de lui servir un double whisky. Pendant que la femme de Ted versait l'alcool, le sergent dit à haute voix :

—  Je viens de régler son compte à cette
abominable créature qu'on nomme Imogène
McCarthery, comme si elle avait droit à un nom
chrétien !

Sur cette opinion définitive, Archibald vida son verre, et Margaret le lui remplit une seconde fois en lui clignant de l'œil. L'information fournie par McClostaugh lui apportait un tel bonheur qu'elle en oublia ses intérêts immédiats. Ce n'était pas le cas de son mari qui, passant derrière le comptoir, lui arracha la bouteille des mains, en grondant :

—  Vous dilapidez mon fonds, Margaret, au
profit d'un fonctionnaire sans scrupule ! Vous
aurait-il séduite, vous aussi ?

La voix étranglée par la honte, Margaret sanglota :

—    Oh ! Ted... Insinuer des horreurs pareilles après tant d années de mariage où je vous ai été fidèle...

—    Que vous dites... Et à part ça, sergent, quand vous nessayez pas de chiper l'épouse de vos concitoyens, qu'est-ce que vous fichez ?

Archibald se redressa :

—  Mr Boolitt, vos allusions aux débordements
imaginaires de Mrs Boolitt ne prouvent rien,
sinon que vous êtes un grossier personnage.
En ce qui concerne mes activités, auxquelles
vous semblez vous intéresser, je vous répondrai
qu elles ne vous regardent pas. Cependant, au
risque de vous faire crever de rage, je vous
confierai que je suis à peu près certain que
George Macosquin a tué Ken Benalder, et
qu Imogène McCarthery la aidé dans cette détes
table besogne.

Boolitt posa le chiffon avec lequel il nettoyait le comptoir :

—    Et moi, je suis complètement sûr que vous êtes le plus damné crétin qui ai jamais montré son nez à Callander !

—    Vraiment, Mr Boolitt ?

—    Vraiment, Mr McClostaugh !

—    Vous vous rendez compte que vous m'injuriez publiquement, Mr Boolitt ?

—      Je m'en rends compte, Mr McClostaugh !
L'assistance, tendue, passionnée, se deman
dait qui porterait le premier coup.

—    Oserais-je vous interroger sur les raisons de cette agression verbale ?

—    L'injustice, la mauvaise foi, la partialité, la stupidité dont vous témoignez à l'égard de miss McCarthery. À travers elle, ce sont toutes les femmes des Highlands que vous insultez !

—   Mr Boolitt, si toutes les femmes des Highlands ressemblaient à votre abominable Imogène, il y aurait de quoi se faire naturaliser Chinois.

—   Je souhaiterais pour vous, McClostaugh, que votre maman eût ressemblé à Imogène. La décence l'eut empêchée de vous mettre au monde.

—   Vraiment, Mr Boolitt ?

—  Vraiment, Mr McClostaugh !
Maintenant, les visages des deux antagonistes

se touchaient presque. Ce fut Margaret qui déclencha les hostilités. Entendre son époux se faire le chantre d'Imogène la mettait dans tous ses états et lui faisait oublier la plus élémentaire prudence. Pour imposer silence à Ted, elle prit l'aiguille qu'elle gardait toujours piquée dans son corsage et la planta dans le derrière de son époux qui, sous les efforts conjugués de la surprise et de la douleur, se jeta en avant en poussant un cri. De bonne foi, Archibald crut à un assaut et il cogna de toutes ses forces le menton du tenancier si généreusement offert. Foudroyé, Boolitt s'écroula derrière le comptoir. Transportée d'enthousiasme par la rapidité de cette victoire, Margaret monta sur le corps de son mari et, empoignant le sergent par le cou, lui plaqua un gros baiser parmi les poils confondus de sa barbe et de sa moustache. Les trois veuves émirent en même temps un oh ! identique et scandalisé. McGrew, qui entrait, se contenta de remarquer :

—  Alors, il vous les faut toutes ?

Les veuves se précipitèrent au-dehors pour propager la nouvelle : en la personne d'Archi-bald McClostaugh, Callander possédait un nouveau don Juan.

Trois heures plus tard, après un lunch solide et une sieste réparatrice, McClostaugh, suivant la rue principale de Callander, ressentit une espèce de gêne. Il se passait quelque chose, mais quoi ? Certains riaient en le voyant et la plupart des femmes qu'il croisait détournaient la tête sur son passage. Mrs Pettifogger fit — ostensiblement — mine de ne pas le voir. Le Révérend Haquarson lui donna la clef de l'énigme en l'abordant.

—   Je me rendais au bureau de police.

—   Un ennui ?

—   C'est vous qui allez les avoir, les ennuis, sergent, si vous continuez à mener une existence dissolue. Vous qui devriez donner l'exemple.

—   Parles...

—   Ne jurez pas par-dessus le marché !

—   Voyons, vous...

—   Taisez-vous, McClostaugh ! Il est temps, grand temps, de vous repentir !

—   Mais, de quoi ?

—   Vous êtes un effronté, sergent ! Comment ? Alors qu'on vous surprend dans la chambre conjugale d'un citoyen de cette ville, tenant dans vos bras et sur le lit sa propre femme, vous n'attendez pas que l'affreux scandale soit un peu apaisé pour vous jeter sur une autre épouse chrétienne après avoir assommé le mari ! Archibald, vos ennemis affirment que vous êtes un bouc impudique et lubrique ! Jusqu'ici, je refusais de les croire, désormais...

—    Ouais ? Eh bien ! moi, je vais vous dire ce que vous êtes, pasteur : une sacrée vieille ganache bonne à rien sinon à colporter des ragots dont votre femme et vous faites ample provision tout au long de la journée pour les savourer le soir !

—    Sergent McClostaugh !

—    J'en ai assez ! Vous entendez ? Assez ! Tout le monde est contre moi, ici. Dans chacun de mes gestes, on dénonce une intention perverse ! Je suis allé chez les McGrew, parce qu'on est venu m avertir que 1 épicier était en train de tuer sa femme ! J'ai trouvé cette malheureuse sur son lit, incapable de bouger parce que rouée de coups ! Je l'ai prise dans mes bras comme on prend un blessé et voilà pourquoi on me traite de satyre ! Au Fier Highlander, le patron m'injurie, je le frappe, il tombe, sa femme me saute au cou pour me remercier d'avoir puni son bourreau, et je deviens un bouc lubrique.

—    Évidemment... Dans ces conditions... Je suis tombé dans le piège habituel... J'ai jugé trop vite... Pardonnez-moi, mon frère... Je m'efforcerai de faire taire les mauvaises langues.

—    Trop tard ! Tous ou presque me détestent parce que je n'appartiens pas à la race des seigneurs des Highlands ! Sous prétexte que je suis né dans les Lowlands, ils me dénient presque la qualité d'Écossais et me tiennent pour un bâtard ! Mais je vais leur montrer que les High-landers ont aussi des voyous dans leurs rangs !

Je trouverai le corps de Ken Benalder et confondrai ses assassins qui, eux, ont vu le jour dans les Highlands.

Tyler ne se rappelait plus très bien de quelle façon les choses s'étaient passées. Tout ce dont il se souvenait, c'est qu'il était au bureau de police en train de sommeiller lorsque le sergent, entrant en trombe, avait crié :

—  Sam ! Des pelles ! Des pioches ! Nous
allons retourner le jardin des Macosquin jusqu'à
ce qu'on réussisse à dénicher le sacré cadavre de
ce sacré casse-pieds de Ken Benalder !

Le constable avait tenté d'objecter :

—    Mais, chief, vous n'avez pas l'autorisation de...

—    M'en fiche !

—    Que direz-vous à Mr Macosquin s'il s'oppose à...

—    Rien ! Je lui casserai la figure ! Maintenant, cessez d'ergoter, Tyler, et suivez-moi !

Il y avait plus de deux heures que les policiers, en manches de chemise, suant, soufflant, aha-nant, remuaient le sol du jardin de Macosquin, et ce jardin prenait un aspect lunaire. De temps à autre, des curieux s'arrêtaient pour regarder travailler Sam et Archibald. Cette curiosité irritait de plus en plus ce dernier. À grands coups de gueule, il forçait les gens à s'éloigner. Ne pas aboutir dans ses recherches mettait McClos-taugh d'une humeur de dogue. On le devinait prêt à passer ses nerfs sur le premier qui lui en offrirait l'occasion. Vers le soir, cette occasion se matérialisa sous l'aspect d'un garçon rondouillard, ayant dépassé la trentaine et quelque peu chauve. Il s'adressa au sergent :

—  Auriez-vous vu George Macosquin ?
Abandonnant sa pelle, Archibald s'avança,

l'air mauvais, vers le quidam.

—    Par hasard, me prendriez-vous pour le concierge ?

—    C'est-à-dire que, vous voyant chez Macosquin...

—    Eh bien !... Jeune homme, figurez-vous que, policier de mon état, je suis ici pour exercer mon métier !

—    En remuant le jardin ?

—    En remuant le jardin pour y trouver un cadavre !

—    Non?

—    Si!

—    Ça alors... ! Mais quelle idée a eue Macosquin d'enterrer un cadavre dans son jardin ?

—    Vous auriez préféré qu'il le déposât au milieu de la grand-rue ?

—    Et pourquoi pas le laisser là où il était ?

—    C'est justement ce qu'il a fait !

—    Je n'y comprends plus rien !

—    Qui vous demande de comprendre quelque chose ?

—    Bon, ça va, mais vous, les flics de Callan-der, vous avez quand même de drôles de distractions.

McClostaugh blêmit, et Tyler crut que le sergent s'apprêtait à boxer le curieux.

—  Quoi que vous en puissiez croire, le
constable Tyler et moi-même ne jouons pas les
terrassiers pour notre plaisir. Nous sommes en
quête du corps d'un homme assassiné par George Macosquin et enfoui par lui dans un coin de ce jardin !

—   Macosquin a tué quelqu'un ? Ce n est pas possible ! C'est un garçon sensible, intelligent...

—   J'ai le regret de vous apprendre que ce type sensible, intelligent, a supprimé un individu qui, si j'en crois la rumeur publique, n'était ni sensible ni intelligent et qui, de plus, cassait les pieds à tout le monde, sauf à une espèce de cinglée se prétendant sa fiancée.

—   Vous connaissez le nom de ce gentleman ?

—   Il n'était sûrement pas un gentleman et se nommait Ken Benalder... Ça vous fait rire ?

—   Oh ! oui...

—   Serait-ce trop vous demander que de vous prier de me donner les raisons de cette hilarité ?

—   Il n'y en a qu'une, et elle est simple : je suis Ken Benalder.

3

Le retour de Ken Benalder mit Callander en émoi. D'abord, ce fut l'incrédulité. Ken était mort, là-dessus tout le monde se montrait d'accord et depuis longtemps ; alors, se renier brutalement présentait des difficultés et nombreux étaient ceux refusant de tenter de les surmonter. Pourtant, quand on sut la mésaventure des policiers, il fallut se rendre à l'évidence. Parce qu'on n'aimait guère à changer d'opinion, la résurrection de Ken ne déclencha pas l'enthousiasme qu'on pouvait imaginer. Puis, peu à peu, on se ressaisit, et Callander prit conscience de compter un héros dans sa population et commença à en tirer gloire.

Toutefois, il y avait au moins deux hommes que la réapparition de Ken avait abattus. D'abord George Macosquin, qui voyait mourir ses espérances d'une existence heureuse en compagnie de Joyce. Il ne nourrissait plus aucune illusion quant à l'attitude de la jeune fille qui, fière d'être récompensée de sa fidélité obstinée, ne pensait pas à s'émouvoir de la peine de son amoureux. Ensuite, McClostaugh. Son retour au poste de police après que Ken Benal-der se fut fait connaître avait ressemblé — du point de vue de l'enthousiasme — à la retraite de Russie de bien triste mémoire pour les armées françaises. Un hasard malin voulait que les deux victimes de Ken soient opposées dans l'immédiat, par suite de la déplorable initiative du sergent, s'en allant massacrer le jardin de Macosquin.

Lorsque Ken se montra à sa mère, celle-ci s évanouit et, quand on l'eut ranimée, elle se jeta au cou de son fils. Le beau-père haussa les sourcils à la vue de son beau-fils en se contentant de remarquer : « Vous avez mis pas mal de temps pour retrouver le chemin de la maison » puis lui tourna le dos. Quant à Joyce, elle dit « J'en étais sûre... » Sauf Alan Benalder, personne ne pensa à George Macosquin qui, en un instant, avait perdu sa raison de vivre.

Imogène McCarthery travaillait à une tapisserie représentant le départ de Bonnie Prince Charlie pour le champ de bataille de Culloden. Quand elle levait la tête, elle rencontrait le regard paternel du capitaine McCarthery et le noble visage de Robert Bruce, héros de l'indépendance écossaise. La vieille fille goûtait un de ces rares instants de repos où son âme, hors du commun, reprenait haleine. En poussant la porte, Rosemary Elroy arracha son « vieux bébé » à ses songes apaisants.

—    Miss Imogène !

—    Qu'y a-t-il, Rosemary ?

—    J'en suis encore toute retournée !

—    À ce point ?

—    Je vous le demande, miss Imogène, qui aurait cru la chose possible ?

—    Allez-vous me dire...

—    Ken Benalder est revenu !

—    Oh!

—    Pas croyable, hein ?

—    Peut-être... mais réconfortant aussi... Joyce avait raison de croire, en dépit de tout ce que Ton racontait... Les autres accumulaient les preuves, elle ne leur opposait que sa foi... Et elle a gagné ! Comprenez-vous, Rosemary ? Le rêve a eu raison de la réalité ! Quelle joie dans ce monde matériel et grossier... Combien Joyce doit être heureuse !

—    George Macosquin doit moins se réjouir...

—    Sans doute, mais je suis sûre que c est une grande âme et qu'il saura trouver une consolation dans le bonheur de celle qu'il aime.

Mrs Elroy haussa les épaules et bougonna :

—    J'aime bien Léonard, mon mari, mais, quand j'ai faim, le voir manger ne me rassasie pas !

—    Dans l'univers du cœur, les choses se passent autrement.

—    Alors, je ne suis sans doute pas faite pour cet univers-là !

Imogène prit une pose alanguie et soupira :

—  Même dans ce domaine où les contin
gences terrestres ne pèsent guère, on n'est pas
toujours récompensé selon ses mérites... Et je
finirai ma vie, seule...

Rosemary prit les mains de miss McCarthery dans les siennes.

—    Tant que je serai là, vous ne serez jamais seule !

—    Je sais ! je sais... Je n'ai que vous... Par moments, je ne peux m'empêcher de penser que papa et Robert Bruce, d'où ils sont, ne m'aident pas beaucoup. Durant mon existence entière, j'aurai, moi aussi, attendu un Ken... Mais le mien ne sera jamais venu...

Bouleversée, Mrs Elroy passa son bras autour des épaules d'Imogène et l'attira contre sa poitrine.

—    Mon bébé... je ne veux pas que vous soyez triste !

—    Passez-moi le whisky, Rosemaiy...

—    Miss Imogène, vous ne pensez pas que...

—    Passez-moi le whisky.

Mrs Elroy obéit et se retira dans la cuisine. Elle y travaillait depuis une heure lorsqu'elle s'arrêta pour tendre l'oreille en direction du salon puis, secouant la tête, résignée, la bonne femme se remit à sa tâche, essayant de ne pas entendre miss McCarthery qui, ne songeant plus au Ken de ses rêves, chantait d'une voix rappelant la poulie rouillée l'ardeur en amour, après la bataille, des fusiliers d'Aberdeen !

Dave Belford rentrait d'une tournée d'inspection dans les bureaux de police de Perth. On lui apprit que le superintendant l'attendait.

—    Bonjour, Dave.

—    Bonjour, monsieur.

—    Tenez, jetez donc un coup d'œil sur cette photo et dites-moi ce qu'elle représente à votre avis ?

Belford examina longuement le cliché avant de se décider.

—    Un chantier ?

—    Non.

—    Un labour ?

—    Non... Le jardin de Mr Macosquin après que le sergent McClostaugh et le constable Tyler l'ont, de leur propre chef, retourné pour y trouver le corps de Mr Ken Benalder, dont j'ai le plaisir de vous annoncer le retour au pays natal.

—    D'où arrive-t-il ?

—    On l'ignore. Il est apparu aussi mystérieusement qu'il avait disparu. Je n'aime pas beaucoup ce genre... mais tant qu'il se conduit correctement, nous n'avons pas à nous en mêler. De plus, la police semble ne rien avoir à lui reprocher. Le seul ennui dans cette histoire tient au zèle intempestif de nos deux zèbres de Cal-lander.

—    Ce sont eux qui vous ont envoyé ce cliché ?

—    Bien sûr que non ! Ils ne doivent pas être fiers de leur exploit. Non, ce cadeau nous a été fait par Macosquin pour illustrer sa plainte et sa demande de dommages-intérêts.

Depuis qu'il avait lié connaissance avec Ken Benalder dans le jardin de Macosquin, Archi-bald vivait silencieusement, se montrant le moins possible, tant il redoutait les hypothétiques moqueries des habitants de Callander que l'histoire avait enchantés. Il vivait également dans la crainte de ce qui ne pouvait manquer de lui tomber dessus en provenance de Perth. Cette attente prit fin ce matin-là par l'arrivée, au courrier, d une lettre expédiée par Andrew Copland.

Tyler, ayant été son complice — volontaire — McClostaugh ne crut pas nécessaire de garder pour lui ce que disait le super.

—    Sam, il montre les dents, le Patron... Le nommé Macosquin cherche à se venger bassement... Il exige qu on remette son jardin en état ou qu on en assume les frais... Si nous refusons, la plainte suivra son cours et c est la mise à pied assurée... Votre avis, mon vieux ?

—    Il serait incorrect que la population de Cal-lander, pour se distraire, vînt admirer et plaisanter des policiers transformés en jardiniers... On ne peut pas, non plus, laisser la plainte suivre son cours... Le plus simple est de consulter le vieux John Barsneth. C'est un spécialiste de la question. Il vous fera un devis au plus juste.

—    De toute façon, ça va nous coûter cher...

—    Nous ?

—    Nous étions tous les deux dans le coup, non ?

—    Pardon ! Moi, je n'ai fait qu'obéir à un supérieur à qui le règlement m'enjoint d'obéir, et je ne suis responsable en rien des ordres que j'exécute !

Archibald abandonna son siège, et d'une voix empreinte d'une amertume sans limites :

—  Il ne manquait plus que votre trahison
pour m'accabler, Tyler. Voilà qui est fait. Mais je
suis d'une autre trempe que les gens de votre
sorte, constable. Je ferai front. Si je suis ruiné
dans cette opération, je me consolerai en pen
sant que seul, mon sens du devoir m'aura
amené à cette extrémité... En prévision de ce sombre avenir, je crois que vous vous honoreriez, Tyler, en m offrant un whisky que je ne peux plus me payer.

Imogène se voulait la meilleure confidente de Joyce Woolpit. À ce titre, oubliant son bref accès de jalousie, elle rendit visite à la jeune femme pour partager son bonheur. Joyce la reçut dans sa chambre dont miss McCarthery admirait depuis toujours 1 élégant agencement. Imogène, qui s'attendait à rencontrer une Joyce folle de joie, dut déchanter. Miss Woolpit n était ni plus gaie ni plus morose qu'à l'ordinaire. L'Écossaise en eut son enthousiasme refroidi.

—    J'ai tenu, Joyce, à être une des premières à vous féliciter... Le retour de votre fiancé montre que le cœur des femmes est plus sûr que tous les calculs des probabilités.

—    Merci, chère Imogène... Vous savez, je n'ai pas grand mérite... J'ai une nature passive... J'aurais attendu toute ma vie.

—    C'est cela que nous jugeons admirable !

—    Je crois que vous exagérez, chère...

—    Si j'étais vous, je serais très fière d'avoir gagné contre tous !

—  Est-on jamais sûr d'avoir gagné ?
Imogène commençait à s'irriter de la douceur

mélancolique de son interlocutrice. Il n'était pas dans son caractère d'apprécier les molles, les soumises.

—    Joyce, permettez-moi de vous avouer que vous me surprenez.

—    Vraiment ?

—   Je comptais vous voir, pleine de rires, un peu enivrée par votre victoire.

—   Voilà un bien grand mot, ne trouvez-vous pas ?

—   Il me semble qu a votre place...

—   On ne peut que rarement se mettre à la place des autres.

Miss McCarthery comprit la leçon et changea de sujet.

—   Vous savez, Joyce, que tout Callander, comme moi, brûle de savoir de quel lointain pays Ken est revenu ?

—   Il ne me la pas dit.

—   Il ne...

Ce coup-ci, Imogène était désarçonnée. Constatant son désarroi, miss Woolpit ajouta gracieusement :

—   Il est vrai que je ne le lui ai pas demandé.

—   Ça alors ! C est proprement fantastique ! En somme, vous ignorez toujours où il se trouvait pendant toutes ces années où il vous a laissée sans nouvelles ?

—   Je l'ignore, et cela ne m'intéresse pas.

—   Ah?

—   L'essentiel n'est-il pas qu'il soit de retour ?

—   Si, bien sûr...

L'Écossaise perdait pied et c'était là une aventure qui ne lui arrivait pas souvent. L'apparente indifférence de Joyce l'exaspérait. Elle voulut prendre sa revanche.

—  J'imagine que le pauvre George doit avoir
accueilli la résurrection de Ken avec moins de...
flegme que vous ?

—    Chacun a ses problèmes, qu'il doit résoudre seul.

—    J'aime beaucoup Macosquin.

—    Il le mérite.

Imogène eût volontiers giflé cette Pénélope qui, en dépit du retour d'Ulysse, n'interrompait pas son éternelle tapisserie. Elle prit congé assez froidement de miss Woolpit, qui ne la retint pas. En tirant la porte derrière elle, miss McCarthery se répétait que la réalité est toujours décevante. Au rez-de-chaussée, elle se heurta à Esther Benalder, qui donnait l'impression de marcher sur des nuages.

—    Chère miss McCarthery, le retour de Ken m'a rajeunie de dix ans ! Il est beau... fort... bronzé... Trop modeste ou trop saturé d'aventures, il n'a pas encore décidé de nous parler de son passé. Vous, qui aimez les âmes fortes, je devine que vous vous plairez en sa compagnie.

—    Oh ! moi, je suis une barque qui, bien qu'ayant beaucoup tiré sur ses amarres, est cependant restée au port.

—    Je suis certaine que si vous aviez été un garçon vous auriez agi comme mon Ken !

—    Merci, Mrs Benalder. On ne pouvait m'adresser plus gentil compliment.

Les deux femmes s'embrassèrent avant de se séparer, enchantées l'une de l'autre.

Mr Benalder avait un faible pour Imogène, qui l'amusait. De plus, il lui savait gré de mettre quelque animation dans l'existence un peu trop calme de Callander. Alan Benalder était un des rares hommes qui intimidaient l'Écossaise. Elle goûtait sa réserve, son silence, son désir de solitude. Aussi, quand ils se croisèrent dans le jardin, ils n'eurent ni l'un ni l'autre à feindre le plaisir.

—    Mr Benalder... Quelle joie de vous rencontrer !

—    Joie partagée, miss McCarthery.

—    Je viens de bavarder avec votre femme. Elle m'a confié que le retour de son fils l'avait rajeunie de dix ans.

—    Esther a toujours pris ses songes pour des vérités !

La réplique freina l'élan d'Imogène.

—    Je suis convaincue que la réapparition de Ken vous fait voir l'avenir sous un jour plus gai !

—    Pour quelles raisons ?

Imogène pensa que décidément, la famille Benalder n'était pas encline à l'enthousiasme.

—  De près ou de loin, Ken ne sera jamais à
mes yeux qu'un raté, un paresseux et un crétin.
À vous revoir, miss McCarthery.

—  Oui... C'est ça... À un de ces jours...
L'Écossaise ne comprenait plus rien à ce qu'il

arrivait aux Benalder. Reprenant le chemin de sa demeure, elle s'interrogeait inutilement sur la réserve de Joyce et l'hostilité d'Alan.

—  Je ne me trompe pas ? C'est bien Imogène
McCarthery ?

Arrachée à ses perplexités, Imogène releva la tête pour voir Ken Benalder qui lui souriait.

—    Ken ! Je ne pensais plus vous revoir un jour !

—    Moi-même, il y avait des moments où je me persuadais que je ne reviendrais jamais à Callander.

—    Oh, Ken ! Que vous avez dû en voir des choses !

—    Pas mal, en effet.

—    Dites-moi, quel est le pays qui vous a le plus séduit ?

—    Rien ne vaut les Highlands, vous savez.

—    Je m'en doute, mais...

—    À la vérité, miss McCarthery, je ne puis vous répondre... J'hésite... Hong-Kong ? Valpa-raiso ? Surabaya ?

—    Seigneur ! Rien que de vous entendre prononcer ces noms, on se sent déjà à moitié ivre ! Vous nous raconterez, n'est-ce pas ?

—    Promis...

Imogène, regagnant sa demeure, devait convenir que les aventuriers d'aujourd'hui ne ressemblaient pas à ceux de sa jeunesse dont, émerveillée, elle contemplait les visages austères dans les magazines consacrés aux voyages et aux découvertes. Qui aurait pu croire, en regardant Ken et son allure de modeste employé, qu'il avait parcouru toutes les routes du monde ?

Pénétrant dans son jardin, l'Écossaise ne pouvait dire si elle était contente ou non de sa visite chez les Benalder, l'attitude de Joyce la plongeant dans une totale incompréhension. Une surprise attendait miss McCarthery chez elle, en la personne de George Macosquin.

—    George ! Que c'est gentil d'être venu me voir !

—    Je souhaitais vous dire au revoir. Avec vous, je peux me montrer sincère... Aux autres, je mentirai pour sauver la face.

—    Dois-je comprendre que vous vous absentez ?

—    Je ne m'absente pas, miss Imogène, je vais quitter Callander. Pour se faire pardonner de m avoir soupçonné de meurtre, le directeur du collège accepte mon départ et ma trouvé un poste près de Glasgow. Je partirai dans une semaine.

—    Ce n est pas pour cette sottise que vous vous en allez !

—    Bien sûr que non. Vous connaissez la vraie raison.

—    Ken...

—    Maintenant qu'il est de nouveau là, je perds définitivement Joyce... Notez que je n'ai jamais cru totalement à ma chance de 1 épouser... C'est une fille qui ne vit pas dans le même univers que nous.

—    M'en voudrez-vous si je la juge... un peu égoïste ?

—    Elle s'est créé un monde où elle ne laisse entrer personne.

—    Même pas Ken ?

—    Je me le suis longtemps demandé et, finalement, je crois que c'est au fantôme de Ken qu'elle a ouvert la porte de son domaine enchanté, de son jardin clos, pas à Ken lui-même, tel qu'il est. Vous me tiendrez rigueur de déserter le combat ?

—    Non... Vous n'avez plus aucune chance contre ce garçon qui a dans les cheveux la poussière de l'Amérique du Sud, qui sait les chansons avec lesquelles les femmes de Bornéo endorment leurs enfants... Je vous regretterai, George, mais vous reviendrez, vous aussi, quand le temps aura guéri votre blessure.

—   Si je le pensais, je ne m'en irais pas.

—   Vous auriez tort.

Pendant qu'on dansait ces figures compliquées des jeux de l'amour, de la sympathie et de l'amitié, le Révérend Reginald Haquarson, vêtu de noir, coiffé d un chapeau posé bien droit sur la tête, les mains gantées et le parapluie accroché à l'avant-bras gauche, se dirigeait vers le poste de police. Il avait une allure solennelle et montrait un visage sévère. Les policiers témoignèrent de quelque émotion quand il se présenta devant eux. McClostaugh s'enquit :

—   Une mort ?

—   Pire ! un déshonneur...

—   Ah ? Une fille ? Ça ne regarde pas la police, mon Révérend, à moins qu'il n'y ait eu viol.

—   Ce n est pas le cas.

—   Alors je ne vois pas...

—   Vous allez comprendre tout de suite, sergent, car vous êtes le héros de cette pénible histoire.

—   Moi?

—   Mr McGrew souhaitait vous attaquer en justice pour détournement d'affection, mais n'ayant pour témoin que la seule miss McCar-thery, dont les témoignages inspireront toujours le doute quand vous serez en cause, il cède le pas à Mr Boolitt, chez qui vous vous êtes conduit d'une manière qui... que... bref, d'une manière démontrant qu'entre Margaret et vous s'étaient noués des liens d'une affection devenant péché chez une femme mariée, et cela en présence de nombreux témoins. De l'avis général, Mr Boolitt est fondé à réclamer le divorce, et sa compagne est en droit d'exiger que vous l'épousiez pour lui rendre le foyer qu'elle aura perdu par votre faute. Je vous laisse méditer sur l'ampleur du scandale et sur ce que vont penser vos chefs. Vous êtes dans des sales draps, Mr McClostaugh... Que décidez-vous ?

—   Je vais casser la gueule de Ted Boolitt !

—   Ce n'est pas une solution !

—   Je ne veux pas me marier, surtout avec cette Boolitt qui ressemble plus à un rat qu'à une femme.

—   Il fallait y penser avant !

—   Avant... quoi ?

—   ... cette scène regrettable, au pub.

—   Je vous jure que je ne m'attendais pas à ce que cette folle me sautât au cou ! Je venais de corriger son mari et elle en était si heureuse qu'elle m'a embrassé. Aucun calcul là-dedans, et ce cochon de Boolitt le sait très bien. Seulement, il veut profiter de l'occasion pour se débarrasser de sa Margaret ! Mon Révérend, vous ne prêterez pas la main à cette machination honteuse ?

—   Je vous croirais volontiers, McClostaugh, s'il n'y avait pas eu votre comportement plus que douteux avec Mrs McGrew.

—   Mais là encore, c'est une machination ! Je me suis porté au secours d'une malheureuse rouée de coups et je vous ai déjà dit que si je l'ai prise dans mes bras, c était pour la soulever car elle était incapable de bouger !

Tyler, oubliant ses rancunes personnelles, vint en aide à son chef.

—   Mr Haquarson, vous me connaissez...

—   Bien sûr, Sam et j'ai beaucoup d estime pour vous.

—   Merci. Le sergent est coléreux, braillard, prompt aux coups, mais c'est un honnête homme. Je me porte garant que jamais il ne lui viendrait à l'idée de détourner une femme mariée de ses devoirs, surtout quand cette hypothétique proie a l'aspect de Margaret Boolitt ou d'Elizabeth McGrew. Mon chef a beau être né dans les Lowlands, il a quand même un peu de goût. Croyez-moi, Mr Haquarson, c'est une méchante farce qu'on vous a jouée, en même temps qu'à McClostaugh !

—   S'il en est ainsi, Sam, je vous promets que quelques-uns vont m'entendre. Dès demain, je réunirai le conseil de paroisse.

Le pasteur ayant pris congé, Archibald déclara :

—  Tyler, je suis heureux de constater qu'il y
a de bons côtés en vous. Sans doute êtes-vous
pingre comme pas un et, d'ordinaire, assez
porté à me trahir, mais vous m'avez secondé et
je vous en remercie. Maintenant, je vous serais
obligé de me confier ce que vous avez voulu insi
nuer en faisant allusion à ma naissance dans les
Lowlands ?

Imogène lisait un roman de sir Walter Scott et sentait bouillonner en elle les sentiments des héros dont elle savourait les aventures. Elle s'intéressait d'ailleurs bien davantage aux prouesses des chevaliers qu'aux épreuves de leurs dames et demoiselles. Pour elle, ces dernières se montraient trop tendres, trop molles, trop passives. L'entrée bruyante de Mrs Elroy fit redescendre la fille du capitaine McCarthery parmi les médiocrités de son époque.

—    Que vous arrive-t-il, Rosemary ?

—    Je ne peux pas accepter ça ! Et que le conseil de paroisse se fasse le complice d'une pareille vilenie me dépasse ! Il n'y a donc plus d'honnêteté à Callander ?

—    Si vous me racontiez ?

—    Oh ! c'est très simple, hélas ! La pauvre Margaret...

—    Margaret, la femme de Ted ? Elle me déteste et ses malheurs me laissent froide.

—    Vous savez parfaitement qu'elle vous en veut pour l'admiration dont son mari témoigne dès qu'on parle de vous ! Et ce n'est pas parce que vous êtes la plus forte que vous avez le droit de la torturer.

—    Je ne comprends rien à votre discours qui commence à m'ennuyer.

—    Tant pis ! Faudra que vous l'écoutiez jusqu'au bout ! Margaret, elle est tout ce que vous voudrez, la pauvre, mais elle a un cœur, et ce cœur, elle l'a donné une fois pour toutes à cet abominable Ted Boolitt. Alors, je vous demande, qu'est-ce que c'est que cette méchante histoire de divorce sous prétexte que la malheureuse se serait compromise avec McClostaugh, qui se soucie d'elle comme de sa première culotte ?

—   Elle lui a sauté au cou en public.

—   Si mon Léonard avait dû demander le divorce chaque fois que j'ai embrassé un autre homme que lui ! Miss Imogène, ni vous ni moi n'ignorons qu'on essaie, avec l'aide du conseil de paroisse qu'on mène en bateau, de commettre une mauvaise action, et moi je vous dis que je ne laisserai pas torturer cette sotte de Margaret, je ne permettrai pas que l'injustice s'installe à Callander !

—   Il faut confier la décision au conseil de paroisse.

—   Bon, puisque vous le prenez comme ça, je m'en vais. Je ne saurais servir que des gens que j'estime et je crains de ne plus pouvoir vous estimer, miss Imogène.

L'Écossaise ne voulait pas céder. Ce n'était pas dans sa nature. En passant devant la photographie du capitaine McCarthery, Rosemary s'arrêta :

—  Si votre pauvre papa vous entend, il doit
se retourner dans sa tombe, lui qui n'a jamais
pu supporter que le fort écrase le faible...
Comme je me le rappelle, il serait avec nous en
ce moment, il irait au conseil de paroisse pour
y défendre Margaret... Il avait un cœur aussi
gros que le Ben Nevis !

D'une voix mouillée, Imogène dit :

—  Venez m'embrasser, Rosemary, je sauverai
Margaret des pattes de ce gorille de McClos-
taugh.

La séance du conseil de paroisse avait commencé par une prière demandant au Saint-Esprit d'inspirer les participants. Cependant, en dépit de la ferveur apparemment manifestée par tous, chacun épiait chacun, essayant de lire sur le visage de l'autre ses intentions. Dans un coin, seule, tassée sur sa chaise au point de ressembler à un tas de chiffons, Margaret Boolitt. Son mari, un peu plus loin, affectait une mine de circonstance où la dignité le disputait à la honte. Une très jolie composition.

Les grâces rendues au Seigneur, on attaqua ce qui constituait l'objet de la réunion du conseil. Le Révérend Haquarson exposa le problème en termes très simples, puis il rappela que rien ne grandissait le chrétien comme le pardon et qu'il souhaitait, pour la paix de la paroisse, que les choses en restent là. Ce n'était visiblement pas le vœu de son auditoire, refusant d'être privé du régal escompté.

Les trois veuves furent appelées à témoigner, en premier. Elles le firent en toute honnêteté et en demandant pardon à Margaret. Mrs McGrew, citée comme témoin de moralité, fut récusée par son propre époux qui rapporta la scène scandaleuse s'étant déroulée dans sa propre chambre et dont miss McCarthery, comme lui-même, avait été la spectatrice éberluée. Elizabeth voulut protester. Une houle réprobatrice lui ferma la bouche et l'obligea, humiliée, à retourner à sa place.

Interrogé, Ted Boolitt reconnut qu'il n'avait rien vu parce qu'évanoui. Le pasteur demanda :

—    Pouvez-vous nous révéler la cause de cet évanouissement ?

—    Une attaque aussi brutale qu'imprévue de la part du sergent McClostaugh qui voulait, sans doute, me mettre hors de combat pour assouvir ses plus bas instincts sur ma femme qui ne demandait pas mieux.

En réponse à cette déclaration, on entendit le rugissement poussé par Archibald, auquel fit écho le dérisoire sanglot de Margaret. Appelé à se justifier, McClostaugh s'exécuta avec ce tact, cette retenue qui composaient un des charmes de son caractère.

—  Tout ça, c'est mensonge et compagnie !
Cette crapule de Ted Boolitt a inventé l'histoire
pour se débarrasser de sa femme ! C'est un
ignoble, et ceux qui l'aident ne valent pas mieux
que lui !

Mr Haquarson l'interrompit :

—    Il faut vous calmer, sergent. Vous prétendez que c'est un coup monté, mais on vous a vu embrasser Mrs Boolitt ?

—    Ce n'est pas moi, mais elle qui m'a embrassé !

On entendit McGrew s'exclamer :

—  Et galant avec ses victimes, ce débauché !
Ils se mirent à trois pour retenir Archibald. Le

pasteur reprit :

—  Expliquez-nous ce qu'il s'est passé, sergent.

—  Je buvais un verre au bar quand voilà ce
sous-développé, ce mal foutu de Boolitt qui se
met à m'injurier. J'ai patienté autant que je l'ai
pu jusqu'au moment où il me sauta presque au
visage. J'ai cru, tout de bon, qu'il allait me
mordre et j'ai cogné. Un beau coup qui l'a étendu pour le compte !

Le tenancier du Fier Highlander glapit :

—    Si j'ai sauté, c'est que Margaret m'avait planté une aiguille dans la fesse droite !

—    Je ne pouvais pas le deviner ! Et si vous voulez mon avis, j'estime que c'était là une initiative marrante !

Le Révérend somma Archibald de continuer son récit.

—    Eh bien ! mon Révérend, quand l'autre olibrius a été par terre, Mrs Boolitt y a monté dessus et m'a embrassé. J'ai été tellement surpris que je n'ai pas eu le temps de la repousser.

—    Les événements se sont-ils déroulés ainsi, Mrs Boolitt ?

La dolente Margaret se leva :

—    Oui.

—    Mais... pourquoi cette aiguille ?

—    Pour me venger de tout ce que j'endure... Ted ne cesse pas de m'injurier, de me frapper... je ne sais pas trop pour quelles raisons, je l'ai piqué... Un réflexe, sans doute... Et quand j'ai vu qu'il recevait la correction que j'aurais tant désiré pouvoir lui flanquer moi-même, j'ai sauté au cou de celui qui, sans le savoir, se faisait mon défenseur...

Un murmure hostile salua cette profession de foi. Margaret fit face à l'assistance et cria plus qu'elle ne dit :

—  Malgré ce qu'il m'a fait endurer, j'aime
mon mari et je n'ai aimé que lui ! Je ne veux pas
qu'il m'abandonne. Mr McClostaugh m'est très
sympathique parce qu'il incarne la loi, mais en
tant qu'homme, je ne laime pas du tout, je dirais même qu'il me dégoûte... Ted s exclama :

—  S'il ne vous dégoûtait pas, je me demande
quelle aurait été votre conduite !

À nouveau, Mrs Boolitt fondit en larmes.

—  Oh, Ted ! comment pouvez-vous être si
méchant ?

Archibald hurla :

—  Et vous si malhonnête ! Si je vous dégoûte,
moi, vous me répugnez !

C'est alors que miss McCarthery demanda la arole.

—  J'ai le sentiment que nous nous condui
sons, ici, comme des gosses, en jouant une
comédie cruelle. C'est ce qu'il y u de plus mau
vais en nous qui peut s'en réjouir. Qui, parmi
vous, oserait affirmer qu'il doute de la vertu de
Margaret Boolitt ou d'Elizabeth McGrew ? Elles
sont inattaquables, et personne ne songe à les
attaquer. Mais je sais aussi, nous savons tous
que le sergent Archibald McClostaugh est un
obsédé sexuel... Il se lance à la conquête de tout
ce qui porte une jupe... Moi-même... Mais je n'ai
pas, pendant trente ans, résisté aux Anglais
pour céder à un malade...

McClostaugh se dressa de toute sa hauteur et fixa Imogène sans mot dire, mais une dangereuse lueur brillait dans son regard. L'Écossaise achevait :

—  La seule excuse du sergent tient à ce
qu'étranger, il n'est pas accoutumé à nos habi
tudes, à moins que, dans les lointaines contrées
où il a vu le jour, les femmes soient de mœurs plus faciles ?

On entendit le cri que poussa Archibald jusque dans la dernière maison de la grand-rue. Mr Pettifogger, qui tenta de retenir le policier, fut culbuté et s en alla s'aplatir dans le giron de Deborah Haquarson, qui se mit à glapir d'effroi. En voulant se précipiter au secours de sa femme, le pasteur se prit les pieds dans le tapis et partit la tête en avant pour se retrouver finalement sur les genoux de Géraldine Fraser qui soupira :

—  Oh ! Régie... devant tout le monde...
Cette réflexion paralysa le pasteur à un point

tel qu'il ne songea pas à quitter très vite une position ne cadrant absolument pas avec son état. Deborah, en voyant son mari là où il était, poussa un hurlement de détresse qui, un instant, mobilisa l'attention de l'assistance pendant que McClostaugh rejoignait Imogène.

—  Au nom des femmes des Lowlands !

Et avant que l'Écossaise ait pu prévoir son geste, il lui allongea une telle taloche que miss McCarthery, à moitié assommée, s'en fut rouler aux pieds d'Elizabeth McGrew, qui en profita pour lui flanquer quelques bons coups dans les côtes du bout de son soulier pointu. Sous l'effet de la douleur, Imogène revint à elle, prit conscience de la situation et s'empoigna avec Mrs McGrew. Oubliant l'intervention de l'Écossaise en sa faveur, Margaret, donnant une nouvelle preuve de l'ingratitude humaine, attaqua sa bienfaitrice par-derrière. Les trois femmes formèrent bientôt une mêlée confuse dont il se révélait pratiquement impossible de déterminer les éléments avec leurs contours propres. Deborah, ayant arraché son époux des genoux de Mrs Fraser, non sans avoir giflé celle-ci, les deux autres veuves se précipitèrent à la rescousse de leur amie. Mrs Pettifogger, qui aimait beaucoup Deborah, se rua, parapluie haut. Elle mit hors de combat Mrs Plury dès son premier élan. Elle s'apprêtait à faire subir le même sort à Mrs Sharpe, lorsqu'une main indiscrète lui pinça le derrière. Jamais encore une pareille chose n'était arrivée à Sue. L'émotion lui fit relâcher son attention, ce qui permit à Mrs Sharpe de pocher l'œil de son adversaire, avant de succomber sous le parapluie de la pharmacienne.

Rosemary Elroy manqua tout de bon s'évanouir, lorsque Imogène s'encadra sur le seuil. La vieille femme poussa un long gémissement lugubre. Il faut reconnaître que l'apparition de l'Écossaise ressemblait fort à un cauchemar. On eût dit d'un soldat de Bonnie Prince Charlie ayant échappé, de justesse, aux massacres anglais. Complètement dépeignée, la robe déchirée, le nez tuméfié, une oreille saignante, miss McCarthery entra, boitant bas. Elle eut un sourire qui donna à son visage l'aspect d'un masque de carnaval, et déclara.

— Nous avons gagné ! Ted ne divorcera pas...

À peine avait-elle achevé cette annonce que l'Écossaise, fléchissant sur ses genoux, coula doucement jusqu'au sol. Mrs Elroy avait le sang des Highlands dans les veines ; aussi au lieu de se lamenter et d'invoquer l'Éternel, elle attrapa son « vieux baby » par les épaules et la traîna jusqu'au divan où, s'y prenant à plusieurs reprises et par étapes, elle réussit à allonger sa protégée. Une bonne rasade de whisky ramena Imogène parmi les vivants. Elle voulut parler, mais Rosemary lui ordonna de se taire et de se reposer.

Deux heures plus tard, miss McCarthery était redevenue elle-même. Assise, maintenant, sur le divan où Mrs Elroy l'avait allongée, elle récupérait ses forces en absorbant un déjeuner solide que le whisky aidait à faire passer mieux que le thé. Ses plaies pansées, l'Écossaise se sentait de nouveau en pleine forme. À Rosemary qui l'écoutait dévotement, elle racontait :

— Quand la fatigue nous a obligés à nous arrêter, le spectacle n'était pas beau à voir. Tous et toutes étaient plus ou moins éclopés, saignants, moulus. Pendant que chacun retrouvait son souffle, le pasteur a pris la parole pour avouer qu'il ne se rappelait pas ce qui s'était passé et qui nous avait permis de donner libre cours à nos instincts pervers. Il se reconnut incapable de dénoncer les responsabilités, mais remarqua, avec amertume, que c'était sans doute la première fois, dans les annales de la paroisse, qu'un conseil se déroulait de cette façon. Il espérait que c'était aussi la dernière. Il a conclu qu'ayant fait la preuve de nos faiblesses, il ne nous appartenait plus de juger les faiblesses des autres. D'ailleurs, il n'avait pas la certitude que la prétendue infidélité de Marga-ret Boolitt ne soit pas un coup monté. Dans ces conditions, si Ted persistait dans ses intentions, il irait, lui, le pasteur, devant le tribunal pour exprimer son opinion. Boolitt et McGrew ont renoncé à se séparer de leurs femmes respectives. Lepicier a même déclaré que, pour la paix et l'honneur de Callander, il grimperait son calvaire jusqu a ce que Dieu daigne le rappeler à Lui. Une belle journée, non ?

—   Ce serait une belle journée, miss Imo-gène, dont je remercierais le Seigneur, si Mike Hallebrand, le boulanger, ne m'avait apporté une bien méchante nouvelle.

—   Quoi donc ?

—   Ned Billings a décidé de renoncer à son poste de maire.

—   Non?

—   Hélas ! Et savez-vous qui ambitionne de lui succéder ?

—   Dites vite !

—   Pettifogger.

—   Jamais !

Imogène était debout. La colère lui faisait oublier ses douleurs.

—   Jamais ! Vous entendez, Rosemary ? Jamais je ne permettrai une chose pareille ! Notre ville aux mains de ce cafard ? Je préférerais mourir.

—   Qu'y pouvez-vous, ma pauvre enfant ?

—   Me battre, une fois encore, pour sauver Callander.

—   De quelle façon ?

—   En dénichant un candidat qui pulvérisera ce cloporte de pharmacien !

—   Où le trouverez-vous ?

—  Je ne sais pas... Boolitt et McGrew ne sont
pas capables... le Dr Elscott refuserait... Mon
Dieu, inspirez-moi ! Est-il possible que je ne
puisse trouver un homme qui soit un homme ?

Elle allait, fiévreusement, de long en large, angoissée par les responsabilités spontanément acceptées. Elle devinait que, de son choix, de sa force de persuasion, dépendait l'avenir de Cal-lander. Rosemary porta les yeux sur les portraits du héros écossais, Robert Bruce, qui tenait compagnie à celui du papa d'Imogène, et jugea que le guerrier légendaire, à la veille de Ban-nockburn, devait ressentir les mêmes impatiences et le même désarroi que miss McCar-thery. Soudain, celle-ci s arrêta pile et clama :

—    Ken Benalder !

—    Ken Benalder ?

—    Aucun adversaire ne pourra résister à un garçon qui a couru le monde, vécu des milliers d'aventures ! En face de lui, un Pettifogger ne fait pas le poids ! Aidez-moi à m'habiller, Rosemary.

—    Vous comptez sortir dans l'état où vous êtes !

—    Je n'ai pas le temps de m'interroger sur ma santé quand l'Ecosse a besoin de moi !

Au Fier Highlander, l'atmosphère était devenue quasi orientale. Ted ne faisait pratiquement plus rien. Il jouait au pacha dont Margaret se voulait l'esclave. La pauvre femme travaillait sans une plainte, sans recevoir un mot d'encouragement. Boolitt, installé sur trois chaises qui lui servaient de divan, lisait son journal, rêvassait et, surtout, buvait. Il n'adressait pas la parole à son épouse, avec laquelle il correspondait par signes. Les consommateurs admiraient ce comportement et, songeant à ce qui se passait chez eux, ils enviaient Ted Boolitt. McGrew était fâché de n'avoir pas eu l'idée de se conduire de cette façon avec Elizabeth. L'épicier devenait mélancolique et jaloux.

Imogène fit irruption dans cette quiétude d'un autre temps, ce qui éveilla aussitôt l'intérêt. Ses fidèles reconnurent tout de suite en elle l'amazone qu'elle avait su être à maintes reprises. La narine frémissante, l'œil étincelant, le geste décisif, elle atteignait à une grandeur qui intimidait et à laquelle les traces de ses blessures donnaient de la noblesse.

—  Ted, William, Fergus, j'ai à vous parler. À
vous aussi, George Macosquin.

Miss McCarthery jeta un regard glacé à Mar-garet qui la contemplait, partagée entre la peur et la haine. Boolitt, pour la première fois depuis leur commun retour au pub, parla à sa compagne.

—  Margaret... Tous, nous connaissons votre
perfidie, qui n'a d'égale que vos écarts de
conduite. Vous avez, à jamais, perdu notre
confiance, c'est pourquoi, je vous ordonne de
vous retirer, non pas dans la cuisine, mais dans
votre chambre. Nous n'avons pas besoin d'une
espionne parmi nous. J'ajoute que si vous
n'obéissez pas, point par point, à mes instruc
tions, je vous offrirai un assez long séjour à
l'hôpital pour remettre votre damnée carcasse
en place.

Mrs Boolitt disparut avant que son mari n'ait achevé sa péroraison.

—  Vous avez tous appris la nouvelle, j'ima
gine ? Ned Billings nous lâche et lâche Callan-
der. Je n'aurais jamais cru cela de lui, mais là
n'est pas la question. L'important est que Don
Pettifogger va briguer la succession de Ned et
qu'il gagnera la partie si nous ne trouvons pas
un adversaire capable de le balayer.

Les uns gémirent, les autres demandèrent à qui s'adresser et les plus pessimistes estimèrent que personne, à Callander, ne pouvait battre Pettifogger, soutenu par l'Église, la police et la bourgeoisie conservatrice. Imogène hennit, et cela fit l'effet d'un coup de trompette qui ranima et rassembla les énergies dans une soudaine et commune espérance.

—  Moi, j'ai le champion idéal.

Elle laissa passer quelques secondes, puis :

—  Ken Benalder, le héros de Callander.

Une ovation salua l'annonce de l'Écossaise, et chacun se félicita de ce que sa petite ville comptât une pareille citoyenne dans ses rangs.

—  Voilà la liste, telle que je la vois... Ken
Benalder, assisté de George Macosquin et...

L'amoureux de Joyce protesta :

—   Impossible, miss McCarthery... Vous n'ignorez pas que je pars ?

—   Eh bien ! vous ne partez plus. Nous avons besoin de vous.

—   Non... Je regrette, mais travailler avec Ken est au-dessus de mes forces... Excusez-moi, tous, et bonne chance !

Macosquin sortit dans un silence glacial. Fer-gus Mclntyre gronda :

—  La jalousie rend idiots les plus intelligents.
Boolitt s'exclama :

—  Se mettre dans des états pareils pour une
fille qui ne se soucie pas de lui !

McGrew approuva :

—  J'estime que Mr Macosquin se conduit de
façon mesquine, indigne d'un gentleman.

Comme à l'accoutumée, Imogène releva le flambeau que la désertion de George avait failli éteindre.

—  On ne va pas se laisser abattre parce que
le jeune Macosquin ne peut surmonter sa pas
sion, hein ? Ce qui importe, c'est d'avoir un lea
der d'envergure, et nous l'avons avec Ken. Pour
le reste, on se débrouillera toujours !

Miss McCarthery fut acclamée, et on la chargea d'aller contacter Benalder dès le lendemain. On lui faisait confiance pour triompher à nouveau. L'émotion calmée, on se mit à boire à la victoire de Ken Benalder, à la déconfiture de Pettifogger et à la gloire immortelle de l'Ecosse et des Écossais.

William McGrew avait un tel visage qu'Eliza-beth ne put se retenir de lui demander :

—  Vous faites une drôle de figure... qu'avez-
vous ? On dirait que vous avez rencontré le Sei
gneur ?

Un sourire extatique sur les lèvres, l'épicier, d'une voix pleine de dévotion, répliqua :

—  Pas le Seigneur, mais à coup sûr une de ses
servantes.

L'épouse regarda son mari d'un œil soupçonneux :

—  McGrew, par hasard, vous ne seriez pas
saoul ?

L'épicier haussa les épaules, dégoûté.

—  Ma pauvre femme, vous ne pouvez vous
arracher à la terre... Sordide d'esprit et de cœur,
hein ?

Flairant un espoir de revanche dans l'attitude bizarre de son compagnon, Elizabeth fonça :

—    Peut-on savoir le nom de cette créature céleste ?

—    Imogène McCarthery.

Le cri poussé par Mrs McGrew fut tel que nul n'eût osé l'attribuer à un gosier humain. Placide, l'épicier s'enquit :

—  Très curieux... Vous vous prenez exacte
ment pour quoi, Mrs McGrew ? Un remor
queur ?

En proie à la fureur la galvanisant chaque fois qu'il était question de l'Ecossaise, Elizabeth ne pouvait entendre autre chose que sa colère.

—    Imogène McCarthery, cette épouvantable créature ! Vous êtes fou ou quoi, Mr McGrew ? Proche du Ciel, cette femme vomie par l'enfer !

—    Elizabeth, réfléchissez : si Ted n'a pas divorcé, c'est grâce à Imogène qui a pris la défense de Margaret. Et vous-même, si je n'avais écouté les conseils de modération de miss McCarthery, pensez-vous que vous seriez encore là, dans ce foyer que vous avez souillé ?

—    Oh ! mensonges et calomnies ! Votre Imogène, je ne lui souhaite qu'une chose : de crever le plus vite possible !

L'épicier n éleva pas le ton pour s'enquérir :

—    En somme, si j'en dois juger par vos propos vulgaires, vous n aimez guère miss Imogène ?

—    Je la hais.

—    J'en déduis donc que si je vous priais de monter au premier étage, d ouvrir la fenêtre sur la rue et de crier : « Vive Imogène McCarthery, gloire de Callander ! » vous refuseriez ?

—    Et comment !

—    Pourtant, c est ce que vous allez faire, ma chère.

—    Jamais.

—    Mais si... Mais si...

McGrew ferma la porte du magasin, attrapa le bâton lui servant à battre les paillassons entassés dans la réserve... La gorge serrée par la peur, Elizabeth bafouilla :

—    Qu'est... qu'est-ce que... vous... vous avez l'intention de... ?

—    Vous amener à changer d'avis, simplement.

—    William McGrew, je vous avertis que si...

—    N'usez pas votre souffle, ma femme, et grimpez en vitesse dans notre chambre, si vous ne désirez pas que je vous y traîne par les cheveux !

Quelques minutes plus tard, les voisins de l'épicerie crurent que l'épicier était en train d'égorger sa femme et se demandèrent s'ils devaient ou non intervenir, mais leur réserve naturelle les incita à ne pas bouger.

Archibald McClostaugh s'était, une fois de plus, plongé dans les mots croisés du Times lorsque Mrs Fraser, hors d'haleine, échoua à sa table comme un cachalot désemparé se heurte aux rochers du rivage. Le sergent beugla :

—    Qu est-ce qui vous prend ?

—    Elle est folle ! Folle à lier ! il faut aller la chercher et l'emmener à Perth.

—    Folle ?

—    Elle est à sa fenêtre et elle hurle à pleins poumons : « Vive Imogène McCarthery, la gloire de Callander ! »

—  Vous avez raison, elle est sûrement folle !
Il se leva et se dirigea vers la porte, attrapant

son casque au passage. Il s'en coiffait lorsqu'il suspendit son geste :

—    À propos, cette folle, qui est-ce ?

—    Elizabeth McGrew.

Archibald ôta son casque et retourna à son bureau.

—    Mais, sergent...

—    Non, Mrs Fraser.

—    Voyons, vous...

—    Non, Mrs Fraser.

—    Je vous ai raconté...

—    Non, Mrs Fraser.

—    Enfin, pourquoi ?

 

—    Mrs Fraser... pour moi, Mrs McGrew n existe pas. Elle peut entreprendre n'importe quoi, cela m est égal... Je ne la vois pas, je ne la verrai plus jamais... Alors, vous comprenez ? Elle peut crier ce qu'il lui plaît, je n'entends rien ! Elle peut se promener nue dans la ville, cela m'indiffère, parler d'aller à Buckingham assassiner la Reine, je ne bougerai pas. Au revoir, Mrs Fraser.

—    Sergent McClostaugh, souhaitez-vous que je vous exprime ce que je pense de votre attitude ?

—   Non, Mrs Fraser, et je vous conseille vivement de vous taire, parce que vous, je vous entendrais, et alors je serais dans lobligation de vous boucler.

—   Vous vous faites le serviteur de l'injustice !

—   Non, Mrs Fraser... J en suis la victime.

Dans le jardin des Benalder, Joyce s était réfugiée sur son banc favori et elle y pleurait toutes les larmes de son corps. C est ainsi que George la trouva. Il l'aimait depuis assez longtemps pour deviner du premier coup d'œil que son chagrin était sérieux. Il s'approcha doucement et prit place à son côté. Elle leva vers lui son visage mouillé.

—   C'est vous...

—   Oui, c'est moi. C'est toujours moi quand ma Joyce a de la peine. Qu'avez-vous ?

—   Je suis si malheureuse...

—   À cause de Ken, n'est-ce pas ?

—   Oui.

Plein d'espoir, il demanda :

—   Il ne veut plus de vous ?

—   Si... Oh ! si...

—   Alors ?

—   Je ne veux plus de lui.

—   Après tant d'années perdues pour vous et... pour d'autres ?

—   Il m'a trompée !

—   Comment l'avez-vous su ?

—   Il me l'a avoué.

—   Drôle d'idée !

—   Devinez-vous où il se trouvait pendant que je l'attendais ?

—   Non... En Amazonie ? à Bornéo ? à la Terre de Feu ?

—   À Brighton !

—   À... Vous plaisantez ?

—   En ai-je l'air ?

—   Pardon...

—   Depuis qu'il nous a quittés pour courir le monde, il s'est rendu à Brighton, où il est devenu croupier !

—   Non?

—   Si... En fait d'indigènes, il n'a jamais rencontré que des joueurs... Pendant que je le croyais en train de chasser le fauve, il distribuait des cartes et, tandis que je l'imaginais en proie à toutes les souffrances, il ne recevait que des pourboires.

Macosquin ne put s'empêcher de rire.

—   Pardonnez-moi... Mais c'est quand même drôle...

—   Pas pour moi... Oh ! George, comment a-t-il pu changer à ce point ? Par quel affreux miracle ce garçon fier, indépendant, épris d'aventures, a-t-il pu devenir ce médiocre, content de n'être que médiocre ! Vous entendez, George ? Médiocre !

—   Joyce, m'en voudrez-vous si je vous dis que vous vous montrez injuste à l'égard de Ken ?

—   Vous êtes fou ?

—   Joyce, Ken n'a jamais été autrement qu'il n'est. C'est vous, et vous seule, qui l'avez transformé en lui donnant le premier rôle dans les histoires que vous vous racontiez, sans lui avoir demandé son avis.

—   Dans ce cas, pourquoi ne m'a-t-il pas détrompée ? Pour quelles raisons n a-t-il jamais écrit ? Sinon pour fortifier sa légende ?

—   Qu'il ignorait !... Soyez juste, Joyce... Essayez de letre, en dépit de votre déception... Ken est tout simplement un garçon égoïste, ne pensant qu'à lui... Je me figure qu'il a dû s'efforcer de trouver une situation digne de sa famille...

—   Digne de ses promesses.

—   Joyce... Ses promesses aussi, vous les avez inventées... Ken ne s'est jamais exprimé comme vous le faites parler dans votre mémoire...

—   Vous m'ennuyez, George.

—   Je m'en doute... mais il fallait bien que quelqu'un essaie de vous aider à regarder la vérité en face, non ?

—   Vous ne racontez que des mensonges ! Vous ne valez pas mieux que Ken !

Ce dernier choisit cet instant pour apparaître.

—  Bonjour tout le monde ! Alors, on se cha
maille ? Qu'est-ce qui ne va pas ?

Joyce, exaspérée, avança de deux pas en direction du nouveau venu.

—  Rien ne va plus, Ken Benalder, à commen
cer par vous, espèce d'escroc !

Tournant les talons, miss Woolpit regagna la maison. Désemparé par cette colère à laquelle il ne s'attendait certainement pas, Ken s'enquit :

—   Où part-elle ?

—   Sans doute dans sa chambre, pour y pleurer à son aise.

—    Mais... pourquoi ?

—    Vous ne devinez pas ?

—    Ma foi... Ah ! parce que ce que j'ai fait pendant mon absence de Callander ne correspond pas à ses idées saugrenues ? Grand bien lui fasse ! Je ne vois pas en quoi je me sentirais responsable de ses délires de vieille fille !

—    Ce n'est pas chic de votre part, Ken.

—    Je sais ! Je sais, George, vous êtes un romantique attardé... Mais dites donc, si je m'en souviens bien, vous étiez amoureux de Joyce, vous aussi ?

—    Je le suis toujours.

—    Ça alors !... Il n'y a qu'à Callander qu'on puisse voir une chose pareille ! Naturellement, il n'y a rien eu entre vous ?

—    Rien.

Ken se mit à rire de façon assez vulgaire.

—    On n'en fait plus des comme vous, mon vieux !

—    Permettez-moi de le regretter.

—    Ne montez pas sur vos grands chevaux, George ! Je suis heureux, au fond, de vous retrouver tel que vous étiez...

—    Je voudrais pouvoir vous en dire autant.

—    Parce que vous aussi, vous donnez dans les balivernes inventées par Joyce ?

—    Ne lui aviez-vous pas annoncé, en la quittant, votre intention de courir le monde ?

—    Mon pauvre vieux ! Je suis parti sans voir personne.

—    Même pas Joyce ?

—    Même pas Joyce... Ça vous épate, hein ?

—    Beaucoup plus que cela, Ken... Beaucoup plus que cela... Nous avons perdu notre jeunesse à courir après des fantômes.

—   Par la faute de Joyce, pas par la mienne.

—   Ken, pourquoi êtes-vous revenu ?

—   Je ne sais pas trop... ma mère... le pays natal...

—   Joyce ?

—   Aussi, bien sûr, et vous.

Ils allumèrent des cigarettes et restèrent un long moment silencieux, dressant le dérisoire bilan de leurs existences ratées, puis George demanda :

—   Vous aimez toujours Joyce, Ken ?

—   Je ne l'ai jamais aimée dans le sens où vous l'entendez, je suppose. C'est une sœur... J'ai beaucoup d'affection pour elle, mais pas autre chose qu'une affection fraternelle.

—   Dans ces conditions, vous... Enfin, vous ne comptez pas l'épouser ?

—   Sûrement pas.

—   Voilà qui risque de lui porter un coup terrible.

—   Je n'y peux rien.

—   Vous ne pensez pas beaucoup à elle.

—   Je ne suis pas responsable de ses excentricités. Je suis un Écossais moyen, paisible, et Joyce voudrait que je sois un aventurier revenant chez lui bourré d'histoires et d'une collection complète de maladies exotiques ! Ce n'est pas mon genre, George.

—   Je le comprends.

—   Pourquoi ne l'épousez-vous pas, vous ?

—   Pour la plus simple des raisons, Ken : elle ne veut pas de moi.

L'arrivée d Imogène interrompit la conversation des deux garçons. Elle ne leur laissa pas le temps de la saluer.

—    Ah ! George ! Pas encore parti à ce que je constate ?

—    C'est si difficile de rompre les amarres...

—    Demandez conseil à Ken. Il a su s'en aller, lui!

Gêné, Benalder voulut amenuiser l'enthousiasme de miss McCarthery.

—    Oh ! vous savez...

—    Mais je sais, Ken. Car moi aussi, j'ai souvent rêvé de partir et, comme George, à chaque fois, le courage m'a manqué. Voilà la vraie raison de l'admiration que je vous porte !

—    Je crains que vous n'exagériez et...

—    Je n'exagère pas, Ken Benalder, je me veux simplement l'interprète d'une grande partie de la population de Callander et c'est en son nom que je suis ici.

—    Je ne saisis pas très bien ce que vous...

Imogène dit l'intention de Ned Billings d'abandonner la mairie, et les ambitions de Pettifogger qu'en quelques mots elle arrangea de belle manière. Elle ajouta que ses amis et elle ne pouvaient supporter l'idée de vivre sous l'autorité du pharmacien et que, pour parer à ce danger, ils avaient décidé de susciter un rival dangereux à l'ambitieux Pettifogger.

—    Et ce champion chargé de défendre notre cause, nous souhaitons que ce soit vous, Ken Benalder !

—    Moi!

—    Vous êtes le seul citoyen de Callander à avoir eu un destin hors-série... La ville entière, lorsque vous aurez été élu, sera fière de vous avoir pour maire !

—   Vous croyez, vraiment ?

—   J'en suis sûre !

Macosquin, surveillant Ken, devinait à son visage, que d abord incrédule, il commençait à envisager la chose avec non seulement moins de scepticisme, mais déjà avec un enthousiasme naissant.

—   Sincèrement, miss McCarthery, pensez-vous que j aie une chance ?

—   Vous les avez toutes.

—   Dans ce cas... Je vous demande de m excuser quelques instants, je voudrais réfléchir sur ce problème avant de prendre ma décision... George vous tiendra compagnie.

Quand Benalder les eut laissés, Imogène entreprit un panégyrique de Ken. Elle vanta son audace, son courage. En bref, elle estimait trouver en lui, rassemblées, toutes les vertus du vieux pays. Macosquin ne voyait pas de quelle façon s'y prendre pour modérer une exaltation hors de propos. Il ne lui venait cependant pas à l'esprit de trahir le faux héros en révélant la vérité.

—   Miss Imogène... Ken est-il bien désigné pour diriger Callander ?

—   Naturellement !

—   L'administration d'une ville est autre chose que la chasse à l'éléphant.

—   Moins périlleuse, convenez-en.

—   Sans doute, mais peut-être plus difficile.

—    Et vous pensez que Ken ne serait pas capable ?

—    Je le crains.

L'Écossaise répliqua avec infiniment de mépris :

—  George Macosquin, vous me décevez... Je
connais votre attachement à Joyce Woolpit... Il
n'est pas une raison suffisante pour tenter de
diminuer un rival plus heureux !... Je com
prends que vous, le sédentaire, jalousiez le cou
reur d'aventures, c'est tristement humain. Pour
quoi n'essayez-vous pas de l'imiter ?

George se mit à rire. Miss McCarthery fronça le sourcil.

—  Je ne devine pas ce qu'il y a de drôle dans
ce que je vous propose ? Je suis extrêmement
déçue, Mr Macosquin... Jusqu'ici, je vous tenais
pour un gentleman.

Imogène s'apprêtait à quitter la maison des Benalder — après avoir reçu l'acceptation de Ken qui lui avait déclaré sa foi dans leur commune victoire — lorsque Mrs Benalder la rattrapa :

—  Miss McCarthery, mon fils m'a mise au cou
rant. C'est merveilleux ! Il ne me quittera plus
maintenant, et c'est à vous que je devrai mon
bonheur ! Permettez-moi de vous embrasser !

Imogène n'aimait pas tellement ce genre d'effusions, cependant une fois n'est pas coutume, et les deux femmes se donnèrent l'accolade.

—  Mrs Benalder, je n'ai pas grand mérite à
avoir proposé le nom de Ken à mes amis... Il n'y
en a aucun, à Callander, qui ait son envergure.

—   Je crains, chère amie, que tout le monde n'ait pas votre bon sens. Mon mari, par exemple... Je sais bien que Ken nest que son beau-fils. Il pourrait au moins, à défaut d'affection, lui témoigner de l'estime... Je n'ose, après ce que vous avez fait pour nous, vous demander encore de nous aider...

—   Je vous en prie.

—   Parlez à Alan... Dites-lui ce que vous pensez de Ken... Vous, il vous écoutera.

—   Comptez sur moi. Je l'obligerai à chanter les louanges de Ken !

—   Vous êtes une sainte !

—   Pas tout à fait quand même, Mrs Benal-der. Où puis-je rencontrer votre mari ?

Alan Benalder, accroupi sur le sol, ses mèches grises en désordre, tapotait de légers coups de marteau un morceau de roche, lorsque Imogène l'interpella :

—  Mr Benalder ?

L'ancien professeur releva la tête.

—   Qu'est-ce que... Ah, miss Imogène... Il se redressa avec quelque peine.

—   Que fabriquez-vous, dans ce coin perdu ?

—   Je suis venue vous y rencontrer...

—   Diable, voilà beaucoup d'honneur !

 

—    ... afin de vous annoncer que mes amis et moi avons décidé de présenter Ken aux élections municipales et que j'ai obtenu l'accord de votre beau-fils.

—    C'est pour m'apprendre cette sottise que vous me dérangez dans mes travaux ? Je vous attribuais plus de jugement !

Les joues de l'Écossaise flambèrent. Elle trompetta :

—    Une sottise, lelection de Ken ? Seriez-vous jaloux de lui, vous aussi, Mr Benalder ?

—    Je prétends être un gentleman, miss McCarthery, je ne vous dirai donc pas que vous m'embêtez, mais je vous serais fort obligé de le comprendre et de me laisser à mes occupations.

Imogène, humiliée, renifla avec dédain et, voulant quitter le combat sur une touche victorieuse, elle lança :

—  Des occupations moins périlleuses que
celles de Ken, et c'est pour cela que vous lui en
voulez ! Je vous plains, Mr Benalder.

Elle tournait les talons, lorsque le géologue l'attrapa par une épaule et la força à lui faire face.

—    Miss McCarthery, vous seriez un homme, je vous boxerais ! Vous admirez mon bon à rien de beau-fils sous prétexte qu'il est allé se promener pendant des années en abandonnant les siens ! Ce serait risible, si ce n'était pitoyable !

—    Mr Benalder, je...

—    Taisez-vous !

Pour la première fois de son existence, Imogène domptée, se tut.

—  Moi aussi, figurez-vous, miss McCarthery,
j'ai eu envie de faire ma valise ! Moi aussi, j'ai
eu brusquement assez des visages qui m'entou
raient et des horizons, toujours les mêmes,
parmi lesquels je vivais. Moi aussi, j'ai décidé de
me sauver, mais où aller ? J'ai vite compris que
partout, où que j'aille, je rencontrerais ce que je
souhaitais fuir : des figures qui me devien
draient familières et qui me retiendraient. Alors,
j'ai, grâce à la géologie, gagné des paysages où nul des miens ne pouvait me suivre. Je suis à des milliers d années de vous, miss McCarthery, de vous, de Ken et de ma femme...

—  Dois-je comprendre, Mr Benalder, que...
Le géologue lui coupa la parole :

—  Vous devez comprendre que, voyageant
tranquillement depuis plus d un quart de siècle,
je n entends pas que quiconque se permette de
s'immiscer dans ma solitude. Allez raconter
ailleurs vos histoires de brigands, miss McCar
thery, et laissez-moi en repos. Je vous salue.

George entra doucement dans la chambre où Joyce mijotait un chagrin qui ne finirait plus, car on ne peut que pleurer sur les années inutilement perdues. Miss Woolpit regarda Macos-quin de façon étrange.

—   Vous aviez peur... pour moi ?

—   Oui... Ken a accepté de courir sa chance pour la mairie.

—   Ne me parlez plus jamais de cet imposteur.

—   Un silence qui ne me coûtera guère.

—   George... Vous m'aimez depuis longtemps, n'est-ce pas ?

—   Depuis toujours, Joyce.

—   Je crois que moi aussi, je vous aimais, mais je ne le savais pas... Il a fallu... oui, je devais être idiote... comment ai-je pu me tromper de la sorte ?

—   Vous voyez clair en vous, maintenant ?

—   Oui... George, voulez-vous encore de moi pour femme ?

 

4

Les fiançailles de Joyce et de George à peine connues, Callander fut en effervescence. Quelle merveilleuse pitance pour les commères du coin ! Les hommes, quand on leur apprit la nouvelle, haussèrent les épaules pour la plupart, en assurant qu'il fallait être fou pour se fier à la constance féminine. Chez les femmes, la majorité ne comprenait pas qu après l'avoir attendu si longtemps, Joyce ait pu aussi aisément virer de bord en faveur d'un garçon, gentil sans doute, mais combien plus terne que son rival.

Imogène, dès qu'elle avait su la chose, manqua se précipiter chez miss Woolpit pour lui clamer son indignation : quand on s'est donné une image de marque que tout le monde a acceptée, à laquelle tout le monde croit, on n'a pas le droit de décevoir l'opinion. De plus, la partisane qu'était devenue l'Écossaise, depuis qu'elle avait décidé de soutenir la candidature de Ken Benal-der, se sentait frustrée, trahie par ce lâchage qui pouvait diminuer le prestige de son champion. Toutefois, l'algarade subie de la part d'Alan Benalder invitait la trop impétueuse miss McCarthery à ne pas aller mettre son nez dans des histoires ne la concernant que de très loin et à ronger son frein en silence.

Dans la rue, de petits groupes de bavardes s'agglutinaient pour recueillir des avis que seuls motivaient des inclinations romanesques, des souvenirs de lectures ou des regrets personnels. Les clientes, en dépit de leurs achats terminés, ne quittaient pas les magasins devenus forums où chacun se perdait dans des controverses passionnées.

McGrew et Boolitt, buvant en tête à tête, se répandaient en propos amers sur les femmes dont la meilleure, s assuraient-ils naturellement, ne valait pas pipette. Margaret et Elizabeth soutenaient Joyce, puisque leurs maris la blâmaient, cependant, au fond de leur cœur, elles ne comprenaient pas qu'on pût négliger de devenir l'épouse d'un héros.

La nouvelle parvint aux oreilles de McClos-taugh par l'intermédiaire de Tyler. Elle permit au sergent de tenir quelques-uns de ces propos misogynes dont il était coutumier :

—    Toutes les mêmes, Tyler... À moitié folles ou complètement dingues comme votre Imo-gène ou encore cette tordue de Margaret Boolitt ! Et savez-vous pourquoi elles nous turlupinent, tentent de nous jouer les plus méchants tours, s'acharnent à nous calomnier ? Parce qu'elles sont dépitées de notre indifférence à l'égard de leurs prétendus charmes !

—    Quand même, chief, il y en a qui sont mignonnes, douces, aimables...

—   Attention, Sam ! Ce sont les pires : comme on ne se méfie pas d'elles, elles en profitent ! Souriez-leur seulement et vous vous retrouvez ficelé, empaqueté sans comprendre ce qui vous est arrivé. Si vous voulez mon avis, Tyler, ce type... Benalder, il a eu un sacré coup de veine.

—   Ça n empêche que, pour un candidat à la mairie, une fiancée qui vous envoie promener ne rehausse pas votre prestige.

—   Tyler ! Vous êtes un type épatant ! Je ny avais pas pensé... Cré Dieu ! Je conseillerai à Pettifogger d'orienter sa campagne sur ce thème : quelqu'un à qui sa fiancée refuse sa confiance peut-il espérer qu'une ville lui accorde la sienne ! Nous allons balayer Imogène et sa bande ! Sam, grâce à vous, ce jour est un jour chargé d'espérances !

—   Chief, vous devriez oublier vos inimitiés personnelles ou les sacrifier aux intérêts de notre cité.

—   Ce qui signifie, constable Tyler ?

—   Que Pettifogger est un imbécile et un incapable...

—   Stop ! Constable Tyler, je préfère ne pas avoir entendu la façon dont vous vous exprimez sur le futur premier magistrat de Callander. J'ajouterai, constable Tyler, qu'un subordonné n'a pas à donner de conseil à son supérieur, à moins que ce dernier ne l'en prie, ce que je ne pense pas avoir fait. Maintenant, filez voir du côté de la sortie nord de notre ville, si j'y suis !

—   J'espère que non !

En vérité c'était encore chez les Benalder que la décision de Joyce avait suscité le moins de trouble. Ken avait été le premier à féliciter George qui, l'assura-t-il, lui enlevait une belle épine du pied. Mrs Benalder, une fois assurée que son cher petit ne souffrait pas de cette rupture, se laissa aller à une joie sans mélange. Elle aimait Joyce comme sa propre fille, mais elle estimait que Ken, appelé à de hautes destinées, se devait d épouser une héritière qui lui apporterait de quoi étayer ses espérances. Il n'y avait qu'Alan Benalder pour ne point partager l'euphorie générale. Il s'en expliqua avec George.

—    Alors, ça y est... Vous avez atteint votre but.

—    Oui, et je suis profondément heureux.

—    De tout cœur, je souhaite que votre mariage soit une réussite.

—    Vous me dites cela sur un ton qui... qui manque de chaleur.

—    L'expérience... Vous n'êtes pas le premier, George, à avoir voué votre vie à une femme jugée inaccessible... On se lamente, on espère, on désespère, bref, on se bat, et il arrive qu'on finisse par obtenir ce que l'on désirait si ardemment et, quand on l'a...

—    Quand on l'a ?

—    ... on s'occupe de cailloux. Bonne chance, mon garçon.

Macosquin ne laissa pas s'éloigner son vieil ami.

—    Mr Benalder... vous semblez croire que je ne suis pas digne de Joyce ?

—    Vous vous trompez... Je suis persuadé que Joyce n'est pas faite pour vous... Joyce, pour qui j éprouve la plus vive, la plus totale affection, n est pas née pour le mariage.

—    Parce que ?

—    Parce qu elle rêvera toujours son existence au lieu de la vivre.

—    Pas avec moi ! Je saurai la ramener sur terre !

—    Je ne pense pas que vous y gagneriez. George, écoutez-moi : vous en vouliez à Joyce de préférer Ken qu'elle voyait à travers ses songes, mais vous, êtes-vous certain de ne pas tomber dans le même piège et ne pas voir une autre Joyce que celle existant réellement ?

Persuadé de la victoire de Mr Pettifogger et de la déconfiture assurée de sa vieille ennemie à travers l'échec prévisible de Ken Benalder, McClostaugh se montrait d une humeur si charmante qu elle surprenait ses plus chauds partisans. Profitant de ce que ce soir-là était son soir de repos hebdomadaire, le sergent s'était mis en civil et, laissant à Tyler le soin de veiller au respect de l'ordre, il avait filé se promener au hasard dans Callander, hasard qui devait, obligatoirement, le ramener au Fier Highlander à l'heure de l'ouverture du pub. Toutefois, la rencontre de Mr Pettifogger retarda quelque peu le sergent et quand il poussa la porte de l'établissement de Ted Boolitt, il y avait déjà pas mal de clients. Tout de suite, Archie sentit qu'il se passait quelque chose. À la table où buvaient Imogène, McGrew et Mclntyre, on ne pipait mot. Il en était de même pour les autres consommateurs. McClostaugh constata que tous les regards étaient tournés vers un inconnu à la carrure énorme. À Callander, pas plus qu'ailleurs, on n aime les gens du dehors. L'étranger était un homme entre quarante et cinquante ans. Le sergent jugea qu'il devait être marin. En tout cas, le bonhomme ne semblait pas s'irriter d être l'objet de l'attention générale et il buvait tranquillement sa bière.

À part la présence inopportune d'un type qui n'était pas du pays, la soirée s'annonçait calme lorsque Ted Boolitt, abandonnant son comptoir, s'en fut prendre place au côté d'Imogène. Aussitôt, Margaret (que l'expérience ne guérirait jamais) se précipita et, attrapant son mari par le bras, le secoua avec vigueur.

—  Ted Boolitt ! Il y a du travail ! C'est pas le
moment de vous livrer à vos turpitudes avec des
personnes qui vous ressemblent !

Sans s'énerver, Ted montra Archibald :

—   Au lieu de me casser les pieds et d'insulter la clientèle, Margaret, filez donc rejoindre votre Roméo, qui doit rêver de vos baisers !

—   Oh ! Vous êtes donc un homme sans pudeur, Ted Boolitt ?

—   Dois-je vous rappeler que c'est le sergent et vous-même qui échangez des baisers passionnés en public ?

—   Vous tentez de déshonorer votre femme !

—   C'est déjà fait, Mrs Boolitt, et par l'intermédiaire de cet individu.

McClostaugh ne pouvait feindre plus longtemps d'ignorer les propos du tenancier. Il se leva, massif, impressionnant avec sa barbe rouge.

—  Mr Boolitt, j'ai le regret de vous affirmer
que, pour traiter son épouse comme vous le
faites, il faut être un pas-grand-chose.

Ted se dressa à son tour.

—   Et moi, Mr McClostaugh, je prétends qu'il faut être un sacré hypocrite pour se permettre de critiquer un homme à qui on a volé sa femme !

—   Vous êtes un foutu menteur, Mr Boolitt !

—   Et vous, un damné vieux dégoûtant, Mr McClostaugh !

Ce duel oratoire semblait combler d'aise l'auditoire et même l'étranger, dont le sourire disait assez l'intérêt qu'il prenait à cette joute. Le sergent, le visage violet, dut dénouer sa cravate.

—  Un calomniateur, Mr Boolitt, rien d'autre
qu'un calomniateur, voilà ce que vous êtes !
Vous savez très bien que si je viens chez vous,
c'est parce que vous avez une marque de whisky
qui m'est chère et non pas pour tourner autour
de quelqu'un qui ressemble plus à un hareng
salé qu'à une femme.

Margaret poussa un hululement sinistre. Ted alla s'adosser au bar.

—   En somme, si je vous comprends bien, pardessus le marché, vous insultez ma femme ?

—   Je ne l'insulte pas, Mr Boolitt. Je tiens simplement à vous démontrer que pour essayer de détourner de ses devoirs un si beau spécimen des Highlands, il faudrait être fou et, ne vous en déplaise, Mr Boolitt, je ne le suis pas !

—   Vous vous contentez d'être un parfait salaud !

Sur une gamme de « oh » qui montait dans l'aigu, Margaret, en larmes, se réfugia dans la cuisine, sa retraite habituelle.

—  Vous avez votre opinion, Mr Boolitt, j ai la
mienne, mais si vous comptez sur moi pour
vous débarrasser de Mrs Boolitt, vous vous met
tez le doigt dans l'œil !

À ce moment, le marin s esclaffa :

—  Dites donc, les gars, vous êtes des mar
rants, dans ce bled !

De sa chaise, Imogène remarqua :

—  Vous, on ne vous a pas sonné !

Alors, il se fit un grand silence, semblable à celui qui précède l'arrivée d'un cyclone et dont nous parlent les témoins de ce genre de cataclysme, un silence où chacun accumule les images du passé et projette celles de l'avenir terrifiant qu'il imagine. McClostaugh marcha à pas lents vers l'étranger :

—    Nous n'aimons guère qu'on se mêle de nos affaires.

—    Dans ce cas, sir, vous ne devriez pas les étaler en public.

—    Vraiment ?

—    Vraiment.

—    Donc, si je saisis votre pensée, vous n'êtes venu chez nous que pour critiquer notre manière de vivre ?

—    Vous ne croyez pas que vous y allez un peu fort, mon vieux ?

—    Je prévois que je vais y aller plus fort encore, sir !

Les choses s'envenimaient, lorsque Ken Benal-der fit son entrée. Sans prendre conscience de latmosphère guerrière, il salua tout le monde, et Imogène donna le signal des applaudissements en l'honneur du candidat des vrais Highlanders. Dégoûté, McClostaugh retourna s'accouder au bar tandis que le marin se rasseyait. Pendant un quart d'heure, le pub retrouva son climat habituel. Au bout de ce laps de temps, Imogène se leva et s'adressa à tous :

—  Mes amis, vous n'êtes pas sans savoir que
Ned Billings abandonne la mairie et que les
étrangers — je veux dire ceux qui ne sont
pas d'ici — vont tenter de le remplacer afin
de s'emparer de l'administration municipale
comme ils se sont emparés, déjà, de la police !

Archibald s'étrangla avec son whisky et, pendant presque une minute, se mua en une sorte d'otarie géante réclamant sa nourriture. Quand il eut repris sa respiration et une conscience plus claire de son environnement, il entendit l'Écossaise ironiser :

—  Maintenant que Mr McClostaugh semble
avoir terminé son numéro comique...

Le sergent adjura le Ciel :

—  Seigneur ! Venez à mon secours pour
m'empêcher d'étrangler cette diablesse !

Sans bouger de sa place, le marin remarqua :

—  Si vous êtes nombreux comme ça, dans le
pays, on ne doit pas s'ennuyer !

Pour tous, c'était de la stupidité ou une provocation voulue. Archibald, heureux de passer ses nerfs sur quelqu'un, se précipita vers l'inconnu.

—  Je vais vous faire voir si nous sommes des
marrants !

Le type se leva sans se presser.

—  D accord... Dites-donc, vous avez un sens
très particulier de l'hospitalité, à Callander...

Ken crut le moment choisi pour défendre publiquement la ville qu'il aspirait à diriger :

—  Ne vous en déplaise, sir, nous avons le sens
de l'hospitalité, mais seulement envers les gens
qui le méritent par leur éducation et leur cour
toisie.

Le marin eut un bon rire.

—  Un rigolo, vous aussi, pas vrai ?
Et montrant Imogène du doigt :

—  Mais la plus marrante de tous, c'est celle-
là !

L'Écossaise poussa un « oh ! » d'indignation pendant que McClostaugh constatait :

—  Vous avez l'esprit d'observation, sir.
Miss McCarthery se campa devant l'intrus.

—  Je ne sais ni qui vous êtes ni d'où vous
venez, mais ce que je sais, c'est que vous pou
vez rendre des points à cet abruti (elle désigna
Archibald) pour la muflerie et la grossièreté.

Et fièrement, l'Écossaise tourna le dos à son insulteur qui en profita pour lui flanquer une grande claque sur le derrière. Sous le choc, auquel elle ne s'attendait pas, Imogène serait tombée sur les genoux si Ted Boolitt ne l'avait reçue dans ses bras alors que Margaret, ses larmes séchées, revenait dans la salle. En voyant le couple que formaient son mari et miss McCarthery, Mrs Boolitt attrapa la batte de cricket de son époux, cachée sous la caisse, et fonça en poussant un cri de guerre d'une extrême vulgarité. Ensuite, plus personne ne sut très bien ce qui s était passé, chacun cognant chacun à l'aveuglette. Fergus Mclntyre qui, pour une fois, n'avait pas envie de se battre, reçut un coup de batte sur loreille, ce qui lui fit très mal et ranima son ardeur. À son tour, il se mit à taper sur tout ce qui passait à sa portée. Cependant, dans la mêlée générale, Archibald et Imogène poursuivaient un combat particulier. Après s'être débarrassée de Margaret, la rouquine fit face à McClostaugh, et elle eut aussitôt succombé si McGrew ne s'était porté à son secours. Au cours de l'action, Ken Benalder, se trouvant nez à nez avec le marin, lui lança :

—  Tout est de votre faute, espèce de sauvage !
En réponse, un uppercut le frappa sous le

menton avec une telle violence qu'il se sentit soulevé de terre avant de rouler au sol, juste à temps pour être écrasé par le poids de McClostaugh assommé. Ken prit le parti de s'évanouir. Puis la bataille cessa comme elle avait commencé, c'est-à-dire sans qu'on sût pourquoi.

Fatigué, on en vit un se retirer de la bagarre. Son exemple fut suivi par un autre et, peu à peu, les combattants se détachèrent du noyau central où l'épicier, aidé de Ted Boolitt, rossait consciencieusement McClostaugh.

Le marin, faisant jouer les doigts de sa main droite enflée, demanda à un type qui saignait du nez et qu'il ne connaissait pas, en désignant Benalder, toujours inanimé sur le plancher :

—    Savez-vous qui c'est, ce gars-là ?

—    Peut-être le futur maire de Callander.

 

En entrant chez elle, Imogène déclencha les cris de Mrs Elroy. Il faut avouer que la trépidante rouquine offrait un spectacle assez affligeant. À première vue, on se disait qu elle avait dû traverser un passage à niveau au moment où le train arrivait.

—  Ce n est plus possible, miss Imogène. Moi,
je n'y tiens plus ! Je me figurais au service d une
lady et je suis aux ordres d une demoiselle qui
a choisi la boxe pour art d'agrément. Jamais
encore je n'avais vu ni entendu parler d une
chose pareille ! Votre manière de vivre n'est pas
chrétienne, miss Imogène ! Si votre papa...

Miss McCarthery fit appel à ses réserves pour répondre vertement :

—   Laissez mon papa tranquille, Rosemary. Personne ne l'a vu reculer dans une bataille !

—   Il n'a pas eu à le faire puisqu'il ne s'est jamais battu !

—   Il aurait pu le faire et, dans ce cas, je suis sûre qu'il n'aurait pas lâché pied. Que penserait-il de moi si je me laissais impunément insulter !

—   Il n'empêche qu'il serait grand temps de vous calmer ! Vous n'avez plus vingt ans.

—   Vous vous trompez, Mrs Elroy, je suis éternelle, comme l'Ecosse.

Pour prouver ses dires, Imogène voulut avancer superbement vers son canapé, mais elle n'avait pas prévu la réaction de ses muscles endoloris. Elle trébucha et dut se raccrocher à la commode. Rosemary la soutint en remarquant :

—  Une éternité bien fragile...

La vieille servante installa sa protégée sur des coussins.

—   Avec vous, j exerce plus souvent le métier d'infirmière que celui de femme de ménage.

—   Vous êtes 1 échelon de réserve, mon amie... moi, je me tiens à lavant-garde.

—   Et c'est pour quoi, cette fois, que vous vous êtes battue ?

—   Je ne sais pas exactement.

—   Si ce n'est pas malheureux d'entendre ça !

La sonnerie du téléphone coupa les lamentations de Mrs Elroy. C'était Ted Boolitt, qui souhaitait parler à miss McCarthery.

—  Impossible ! Elle est fatiguée et ne me
demandez pas pourquoi parce que vous le savez
mieux que personne puisque vous avez parti
cipé à la bagarre, si vous ne l'avez pas déclen
chée... Je vous dis que non !... Cela m'aurait
étonnée que ce ne soit pas pour une affaire
importante ! J'usais déjà de ce mensonge quand
vous n'étiez pas encore né, Ted Boolitt !

Imogène écarta Rosemary et prit l'appareil.

—  Que se passe-t-il, Ted ?... Quoi ?... Bon, eh
bien ! Il va voir de quel bois je me chauffe !
J'arrive !

Avant qu'elle n'eût raccroché, Mrs Elroy était déjà repartie dans les cris et les supplications.

—  Non, non et non ! Dans l'état où vous vous
trouvez, je ne vous laisserai pas ressortir !

Elle gémissait encore que l'Écossaise était déjà loin.

Miss McCarthery entra au Fier Highlander par la porte de derrière, celle qu'empruntaient les livreurs. Elle trouva Margaret dans la cuisine.

La femme de Ted Boolitt s'apprêtait à réagir rageusement devant cette intrusion, quand elle vit la figure de l'importune, et cette vision la réconforta à un point tel que ce fut d'un ton presque aimable qu elle lui dit :

—  Je pense que, comme d'habitude, vous
cherchez mon mari ? Il est au premier, avec
l'autre imbécile.

Cet « autre » disait assez en quelle estime Mrs Boolitt tenait sa visiteuse, mais Imogène avait l'esprit trop occupé par la nouvelle que lui avait annoncée Ted pour se soucier de l'opinion de Margaret.

Le tenancier du Fier Highlander ne prit pas le temps de saluer son amie. Montrant, d'un mouvement de tête une porte derrière lui :

—  Il se baigne... J'espère que ça lui remettra
les idées en place.

Miss McCarthery ne réclama pas d'explications superflues. Elle omit de frapper et entra dans la salle de bains où l'accueillit le hurlement de Ken Benalder qu'elle surprit en slip, mais Imogène ne se préoccupait pas de ces détails, et la tenue de son champion n'avait aucune importance à ses yeux, elle ne la voyait d'ailleurs pas.

—    Vous... vous auriez dû... Tou... tournez-vous !

—    Fichez-moi la paix ! Alors, il paraît qu'on déserte ?

—    Après ce qui s'est passé...

—    Vous ! Vous, un homme qui a triomphé de tant de périls, vous fuyez le combat pour un malheureux coup de poing !

—    Il a failli m arracher la tête et je ne peux plus me servir de ma mâchoire !

—    Et alors ? Dans quelques jours, ce sera fini, mais si Pettifogger et ses amis s'emparent de la mairie, cela durera des années ! Vous n'avez pas le droit de nous lâcher, nous qui avons eu confiance en vous et si vous persistez, comptez que nous saurons vous rendre l'existence impossible !

Le visage d'Imogène, ressemblant à celui d'un Comanche avec ses peintures de guerre, n'avait rien de rassurant, et Ken comprit qu'il valait mieux en passer par où elle voulait. Ayant remis son pantalon et retrouvé sa dignité, il abonda dans son sens :

—  D'accord, miss, nous enlèverons la mairie !

Devant Joyce qui le regardait d'un œil froid, Ken paradait.

—    Après la bataille où j'en avais démoli quelques-uns, j'étais presque décidé à renoncer.

—    Et à repartir ?

—    Et à repartir, mais j'ai compris qu'ils étaient plusieurs milliers, attendant que je prenne leurs intérêts en main... J'ai senti que je ne pouvais plus me dérober.

—    Est-ce que vous réalisez, Ken, qu'ils veulent voir à la mairie un homme qui n'existe pas ?

—    Puisqu'ils croient à son existence !

—    Vous ne pourrez maintenir ce mensonge bien longtemps.

—    Je n'en suis pas sûr... Tenez, demain, je donne une conférence, au Fier Highlander, sur la chasse au tigre.

—    Que vous n avez jamais pratiquée.

—    Quelle importance ? Je suis en train de me créer une légende, d accord, mais ça ne fait de mal à personne ?

—    À personne...

—    Je serai élu parce que j'incarne la jeunesse de celui-ci, parce que je symbolise le goût de l'aventure de celui-là... Je ne trouve pas que ce soit aussi odieux que vous le dites !

—    Je ne dis rien !

—    D'accord, mais si vous vous figurez qu'on ne voit pas ce que vous pensez !

—    Je ne l'ai jamais caché !

—    Vous avez parfois de drôles d'idées, Joyce ! On pourrait se figurer que vous me tenez rigueur d'avoir fait ma pelote.

—    Il n'y a pas que l'argent, Ken.

—    Et qu'est-ce qui vaut mieux ?

—    Ce que vous étiez !

—    Vous ne souhaitez quand même pas que je rejoue aux Indiens ?

—    Vous ne sauriez plus courir.

—    Vous me faites rire, tenez ! Miss Woolpit aurait peut-être voulu que je débarque à Callan-der un perroquet sur l'épaule et un singe en laisse ?

—    Vous étiez parti les chercher, Ken, et il faudra bien qu'un jour ou l'autre, vous teniez vos promesses d'autrefois.

Un vent de défaite se mit à souffler sur le clan Pettifogger dès l'annonce de la conférence de Ken Benalder. On ne voyait pas de quelle façon parer le coup. À la salle paroissiale, le pharmacien, le pasteur et leurs amis s'interrogeaient sur ce qu'ils pourraient opposer à l'initiative tapageuse de la bande dirigée par miss McCarthery. McClostaugh — dont on avait sollicité l'avis — s'était avoué incapable de trouver le contrepoison indispensable. Mrs Fraser et ses amies, que l'on avait priées de suppléer au manque d'imagination de leurs compagnons défaillants, s'étaient révélées tout aussi incapables. Ce fut Charity Sharpe qui fit la proposition la plus hardie.

—  Vous vous souvenez de cet homme qui se
conduisit de si étrange façon au Fier Highlander,
du moins à ce qu'on m'a raconté ?

Margaret Boolitt, qui avait réussi à s'échapper de chez elle, se manifesta :